Pistes vertes
«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.
Ghanshyam Nagle avance d’un pas décidé sur le chemin forestier des alentours de Nayakheda, un petit village de 478 habitants du nord de l’Etat du Maharashtra (centre de l’Inde). Ses pas craquent sur les énormes feuilles séchées de tek tombées au sol. Mais ce qui l’intéresse est tapi sur les côtés. Il pénètre dans la jungle plus épaisse et nous dévoile un trou rectangulaire de deux mètres de large sur un mètre de long, pour près d’un mètre de profondeur. «C’est une tranchée de retenue des eaux, elle nous permet de maintenir les sols humides et favorise la pousse de différentes espèces d’arbres, explique-t-il. Nous en avons creusé 2 000 comme celles-ci dans notre forêt.»
«Nous étions considérés comme des intrus»
Avec une dizaine d’autres villageois, Ghanshyam nous mène ensuite vers un énorme lac de retenue. «C’est notre conseil de village qui a dirigé les travaux. Tous les jours un habitant était là pour vérifier que la terre était bien tassée, que la bonne terre était utilisée et que rien n’était détourné, relate Kushal Gayan, un des coordinateurs. Et c’est pour ça que l’eau est bien retenue aujourd’hui, alors que le précédent lac, réalisé par les autorités, se vidait rapidement. Nous réalisons ce travail pour nous-mêmes, donc nous le faisons honnêtement», conclut le villageois. Les bénéfices écologiques de ces différents ouvrages se ressentent déjà. Comme la nappe phréatique est rechargée et l’eau courante plus accessible, les agriculteurs de Nayakheda peuvent maintenant planter une deuxième récolte annuelle, à la saison sèche, contre une seule précédemment.
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Tous ces changements ont eu lieu depuis que ce village a obtenu, en 2012, le droit de propriété et de gestion de cette forêt mitoyenne, qui s’étend sur 631 hectares. Une vraie révolution pour cette communauté tribale, composée majoritairement de membres de l’ethnie korku. Jusqu’alors, cette forêt était, comme la plupart en Inde, un domaine «réservé», sous contrôle du service national des forêts. «Les gardes forestiers nous interdisaient d’y entrer, car ils disaient qu’on allait détruire la nature. On était toujours considérés comme des intrus, se souvient Ghanshyam Nagle. Mais comme on avait besoin de récolter des feuilles, de couper du bois ou de faire paître nos animaux, certains corrompaient les gardes pour y entrer. C’était donc fait sauvagement et ça dégradait encore plus la forêt.»
«Cette période est révolue», assure-t-il, en balayant fièrement du regard cette jungle dont tout le village s’occupe à présent. «Maintenant, c’est notre jungle. Notre royaume !» lance-t-il, les yeux brillants et le sourire large.
Réappropriation des forêts
Cette révolution des forêts a débuté en 2006, quand le Parlement indien a adopté la loi sur «la reconnaissance des droits forestiers des populations tribales et forestières», surnommée la loi sur les droits de la forêt (Forest Rights Act). Ce texte reconnaît, pour la première fois depuis la colonisation britannique, que les populations tribales, qui vivent en étroite relation avec la jungle, ont le droit d’y entrer, d’y vivre, de cultiver, de gérer et même de vendre des produits mineurs de cette forêt et de ses lacs. Elles obtiennent également la responsabilité de protéger sa biodiversité, à travers l’assemblée de village, le Gram Sabha, composée de tous les résidents adultes, qui est devenue une institution décisionnaire puissante.
«Le service des forêts considère généralement qu’elles appartiennent à l’Etat et non au peuple, résume Purnima Upadhyay, fondatrice et directrice des programmes de l’association Khoj, installée près de ces villages et qui a aidé ces communautés à obtenir leurs droits. Cette politique a transformé ces bois, soit en plantation commerciale de teks, soit en terrains abandonnés sans biodiversité. Mais cela n’a en aucun cas aidé les communautés qui en sont les plus proches.» Un paradigme qui commence à changer progressivement, donc, à mesure que les villageois se réapproprient leurs forêts.
Car à l’instar de Nayakheda, 102 585 villages ont obtenu ce droit de gestion, appelé «droit communautaire sur les forêts» (ou community forest rights), couvrant une superficie de 4,64 millions d’hectares, soit 6,5 % des 71 millions d’hectares de forêts indiennes.
Une préservation durable
Les bénéfices de cette autogestion ont été particulièrement remarquables dans le village de Payvihir, adjacent à Nayakheda. Quand les habitants ont obtenu ce droit en 2012, «c’était une terre pelée», se souvient Ramlal Punaji Kale, alors qu’il grimpe la colline de cette forêt. Dans cette zone qui subit des températures extrêmes, allant jusqu’à 45 °C en été, peu d’arbres poussent, en dehors des résistants palash, ou «flammes de la forêt». Mais ces dernières années, grâce à une politique de contrôle du pâturage, toute une partie de cette prairie a commencé à retrouver une herbe plus dense. «Au sein de l’assemblée du village, nous avons réussi à convaincre les habitants qu’il fallait interdire le pâturage dans cette section», relate Ramlal, assis dans l’herbe, sous une canopée de bambous, un talkie-walkie qui crépite à la ceinture. Ce jeune leader villageois de 36 ans fait partie de l’équipe de gardes forestiers. «Si un animal vient paître ici, maintenant, une amende de 500 roupies [5,70 euros] est imposée à son propriétaire. Nous avons aussi dû nous battre contre les villages voisins qui envoyaient leurs animaux, mais nous y sommes arrivés, et cette mesure est respectée», conclut-il fièrement, alors qu’un banc de grues blanches survole l’étendue d’eau voisine.
Pour régénérer plus rapidement les sols, ce village a également construit des barrages de retenue d’eau et des tranchées, ainsi que, plus innovant, des systèmes d’arrosage au goutte-à-goutte. De petits tuyaux noirs s’étendent ainsi sur le sol de la forêt et sont alimentés par une pompe à énergie solaire. Et cela porte ses fruits : une étude menée par Khoj et le centre Ashoka Trust for Research in Ecology and Environment (Atree) a montré qu’entre 2014 et 2018, la variété d’espèces d’arbres a augmenté de 35 à 39 et que la densité des troncs adultes a été multipliée par quatre. «Ce sont de sérieux indicateurs qui démontrent que les mesures de protection menées par les villageois ont été efficaces, explique le chercheur Atul Joshi, coauteur du rapport. Et cela indique comment une forêt peut être préservée de manière durable, sans exploitation commerciale intense.»
La loi sur les droits de la forêt autorise les villageois à ne retirer que ses produits «mineurs», tels que les fruits, feuilles et bambous, et non à couper et vendre les arbres, ce qui réduit les retombées commerciales. Mais cela a quand même fait naître une mobilisation collective et un changement de fond. A Payvihir, les habitants ont commencé à récolter les feuilles de tendu – arbre des forêts tropicales – utilisées pour rouler les cigarettes traditionnelles «bidis», ainsi que les pommes à sucre, puis établi des circuits de vente en commun entre 42 villages environnants et appris à réaliser des ventes aux enchères. Un travail long et laborieux, mais qui paie. Au bout de trois ans, ces villages ont rapporté 17 millions de roupies (194 000 euros), rien que par la vente des feuilles de tendu.
«Beaucoup cherchent des gains immédiats»
Cela a fait émerger une nouvelle activité économique, qui permet de faire vivre les villageois toute l’année et a mis fin à la forte migration urbaine, car les habitants trouvent maintenant du travail sur place, comme gardes forestiers, coupeurs de bambous ou cueilleurs. Avant, Bajrang Dhandelkar, du village d’Upadkheda, partait comme beaucoup d’autres travailler en ville pendant plusieurs mois d’affilée pendant l’hiver. Il campait la nuit en périphérie des agglomérations avec sa famille et ses enfants et, la journée, chargeait les camions dans les bazars pour pouvoir nourrir les siens. Aujourd’hui, ce quadragénaire au teint buriné est pêcheur dans le lac communal et bénéficie d’un revenu permanent. «Je suis heureux, car je peux travailler dans mon village pendant toute l’année, rentrer dormir sous mon toit et mes enfants peuvent aller à l’école», raconte-t-il simplement.
Ce succès est applaudi par les précédents gérants de ces espaces naturels. «Cette gestion communautaire de la forêt, telle qu’appliquée dans ce groupe de villages, est la seule manière de préserver les forêts indiennes, reconnaît Praveen Singh Pardeshi, haut fonctionnaire et ancien responsable de l’administration forestière dans cet Etat du Maharashtra. Mais cela fonctionne car ces villages ont de bons dirigeants qui ont pu édicter, puis imposer des règles et des sanctions, qui ne sont pas toutes écrites dans la loi. Ils ont ainsi réussi à montrer qu’il y avait un intérêt à suivre ces mesures de protection sur le long terme, ce qui est difficile, car beaucoup cherchent plutôt des gains immédiats et sont donc tentés de couper tout ce qu’ils peuvent.» Ce haut fonctionnaire mentionne ainsi le cas d’un autre village de cette région, Pachegaon, qui a obtenu la gestion de sa forêt environnante grâce à la même loi. Mais pour être vendus, les bambous ont été coupés trop rapidement, sans permettre aux jeunes pousses de se régénérer, ce qui a finalement détérioré cet environnement. C’est le risque principal de la gestion communautaire, lorsque les dirigeants sont animés prioritairement par des logiques de profit.
Alors que la soirée s’allonge et que le soleil se couche, dans les ruelles de Payvihir résonne l’écho des tambours, joués par les anciens sur la place centrale. C’est l’appel du Gram Sabha, l’assemblée du village qui se réunit environ une fois par mois. Devant les peintures murales représentant les fêtes traditionnelles tribales, le jeune Ramlal prend la direction des débats, devant une quarantaine d’habitants assis sur une bâche verte. C’est ici que sont discutés les budgets et investissements forestiers ou que sont approuvées les sanctions en cas de pâturage illégal. «Nous sommes un collectif et toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité, affirme Ramlal. C’est parfois difficile, et ça demande du temps, mais ça nous a permis de rassembler notre communauté. Avant, très peu de gens venaient à ces assemblées, car nous n’avions pas beaucoup de poids. Maintenant, tout le monde comprend l’importance de ces décisions. Car nous avons un vrai pouvoir.»