Menu
Libération
Surconsommation

Fast fashion : Decathlon, Kiabi et Shein se font des millions avec leurs invendus

Les marques de fast fashion, encouragées depuis 2022 par la loi anti-gaspillage à donner leurs invendus à des associations contre une réduction d’impôts, récupèrent des millions d’euros d’argent public, a révélé le 6 mai le média d’investigation «Disclose» en partenariat avec «Reporterre».
Une usine Shein située à Guangzhou, le 1er avril 2025. (Casey Hall/REUTERS)
publié le 8 mai 2025 à 17h32

Faire de l’argent avec ses vêtements invendus ? C’est ce que permet la loi anti-gaspillage qui, depuis 2022, encourage les grandes marques à donner leurs surplus à des associations en échange de 60 % de réduction fiscale, plutôt que de les détruire. Or, selon une enquête du média d’investigation Disclose publiée avec Reporterre, les géants de la fast fashion ont saisi cette opportunité pour tirer de leur surproduction des ristournes fiscales conséquentes.

Le constat est glaçant : chaque seconde, près de 100 vêtements neufs sont injectés sur le marché français. Soit une hausse de 30 % en quatre ans. «On a créé un système malade où il est normal de produire en trop», dénonce auprès de Disclose Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l’Institut national de l’économie circulaire. Une surproduction qui alourdit le bilan écologique désastreux de l’industrie de la mode, responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde.

Destruction de vêtements interdite

En bout de chaîne, c’est toute la filière du ré-emploi textile, sollicitée depuis le vote de la loi anti-gaspillage, qui est asphyxiée. A la Croix-Rouge, en Vendée, on ne récupère plus les vêtements confiés par les particuliers. Chez Emmaüs, «on pousse les murs, on construit des chapiteaux, et certains dons ont dû être jetés», rapporte Louana Lamer, responsable textile de l’association. Ensevelies sous les vêtements, les associations doivent les détruire par leurs propres moyens, voire… aux frais du contribuable. En effet, lorsque ces structures ne peuvent pas assumer les coûts, les collectivités locales prennent le relais.

D’après Disclose, qui s’appuie sur des documents internes et une dizaine de rapports d’entreprises, les géants de la fast fashion comme Shein, Decathlon et Kiabi reçoivent plusieurs millions d’euros de réductions d’impôt pour leurs surplus donnés à des associations. Exemple : pour un pantalon vendu 12 euros par Shein, la marque chinoise peut escompter une ristourne fiscale de 7,20 euros. De quoi rendre la surproduction rentable pour une enseigne capable de réduire ses coûts de fabrication à quelques dizaines de centimes par article.

Des start-up ont même été créées pour mettre en lien les grandes marques de vêtements avec des associations comme Les Restos du Cœur, le Secours Populaire ou Les Petits Frères des Pauvres, promettant aux géants de la mode de «réduire les frais liés aux stocks encombrants [et] associés à la destruction des produits». «La défiscalisation est d’autant plus intéressante financièrement que, dans le cadre du don, ce sont les entreprises elles-mêmes qui déterminent la valeur de leurs produits», décrypte auprès de Disclose Romain Canler, directeur de l’Agence du don en nature. Pour Shein, qui propose environ 7 000 nouvelles références par jour, rien ne filtre sur le nombre d’invendus. Pas plus que sur le montant des économies fiscales réalisées. Interrogé par Disclose sur le manque à gagner pour l’Etat, le ministère de l’Economie n’a pas donné suite.

Une ristourne triplée en trois ans pour Décathlon

Concernant Decathlon, le médiat affirme que la marque a bénéficié de 709 000 euros d’avoirs fiscaux, en 2024, pour 1,18 million d’euros de produits invendus. La ristourne reversée à Decathlon, propriété de la famille Mulliez, a presque triplé entre 2021 et 2024. «En 2023, ces dons en nature équivalent à 0,01 % du chiffre d’affaires de Decathlon France», relativise la marque, qui, par ailleurs, alimente l’exploitation humaine au Bangladesh et en Chine, mais aussi la déforestation au Brésil.

Pour sa part, Kiabi, le champion français du prêt-à-porter, met plus de 800 000 vêtements en vente chaque jour. Selon les calculs de Disclose, fondés sur ses déclarations extra-financières, la marque a généré au moins 5,6 millions d’invendus en 2023. Un volume qui a quasi doublé en deux ans.

Pour écouler ses surplus, Kiabi déstocke ses invendus auprès de boutiques solidaires, les Petits Magasins, qui vendent uniquement ses produits, sans passer par des intermédiaires. En clair, Kiabi donne à Kiabi. La marque n’a pas souhaité communiquer le montant des exonérations fiscales déjà obtenues grâce à cette opération, mais en extrapolant ses derniers chiffres connus, Kiabi aurait pu compter sur une réduction d’impôts de près de 15 millions d’euros en 2023.

Par ailleurs, ces vêtements neufs injectés sur le marché de la seconde main risquent de déstabiliser un fragile équilibre. «En injectant des invendus dans cette filière, les fripes ne sont plus compétitives», regrette Emmanuelle Ledoux de l’Institut national de l’économie circulaire. Car les vêtements d’occasion demandent plus de travail de tri, de nettoyage et de réparation que les neufs.