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Interview

Guerre à Sea Shepherd : «Comment éviter qu’une ONG ne devienne plus importante que la cause qu’elle est censée servir ?»

Alors que l’antenne française de l’ONG de défense des océans vient de remporter en justice une bataille fratricide, sa présidente Lamya Essemlali s’interroge sur l’indépendance et les modes d’actions des organisations internationales.
Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France, le 30 août 2022. (Alain Jocard/AFP)
par Elsa Caballero
publié le 9 avril 2024 à 8h03

C’est la fin d’un feuilleton qui a déchiré la célèbre ONG de défense des océans, Sea Shepherd. Près de deux ans de guerre intestine sur fond de droits d’auteur, de rancœurs personnelles et surtout de divergences stratégiques. La justice française a tranché fin mars en faveur de la branche française de l’ONG. C’est auprès d’elle que le très remuant fondateur du mouvement, le Canadien Paul Watson, a trouvé refuge après son éviction en août 2022 du conseil d’administration de l’organisation mondiale Sea Shepherd Global.

Au cœur de ce litige se trouvait le droit d’utiliser le nom et le fameux logo aux airs de drapeau corsaire, un crâne orné d’un dauphin et d’une baleine, sous lequel se croisent un trident et un bâton de berger («shepherd» en anglais). Présidente de Sea Shepherd France, alliée précieuse de Paul Watson, Lamya Essemlali revient pour Libération sur ce procès qui, au-delà du droit d’utiliser ce logo emblématique, illustre également les défis auxquels sont confrontées les ONG internationales pour conserver et défendre leurs valeurs originelles.

Pourquoi, selon vous, le tribunal de Paris a-t-il donné raison à la branche française de Sea Shepherd ?

L’accusation de Sea Shepherd Global envers Sea Shepherd France portait sur le fait que selon eux, c’est un des leurs, Geert Vons, qui aurait créé le logo. Sauf que nous avons démontré que ce célèbre logo avait été créé en 1991, bien avant son arrivée au sein de l’organisation ! Mais ce que Paul et moi avons défendu à travers ce procès, ce sont aussi les valeurs du mouvement. Les directeurs de Sea Shepherd Global sont désireux de ménager leurs nouveaux partenaires financiers. Ils portent une volonté de «rebranding», c’est-à-dire de changer l’image même de Sea Shepherd. Pour eux, il n’est par exemple plus question de mener des campagnes coup de poing en Islande contre la chasse baleinière, car ces gros partenaires financiers ne le verraient pas d’un très bon œil. Nous n’avons pas la même vision des choses à Sea Shepherd France.

Justement, en termes de financement, comment faites-vous pour conserver votre indépendance ?

En France, nos actions sont financées par les petits dons de citoyens et citoyennes, qui constituent vraiment l’essence même de notre liberté d’action. Ces particuliers font des dons dans le but de soutenir une cause, sans recherche d’intérêts particuliers. A partir du moment où vous commencez à recevoir de grosses donations d’entreprises ou de personnalités influentes, le risque existe qu’il y ait des conditions «officieuses» à l’octroi de ce genre de don. Notamment quand une ONG lie son nom ou son image à une grande entreprise qui a pignon sur rue, et donc le souci de ménager sa propre image de marque. En recevant des dons importants d’une société d’assurances comme Allianz, Sea Shepherd Global n’a clairement pas envie de faire trop de vagues.

Votre cas est-il révélateur des défis auxquels sont confrontées les ONG internationales aujourd’hui ?

Le défi est de savoir comment une ONG qui atteint une certaine taille, un fort niveau de notoriété et qui possède donc un pouvoir d’influence peut rester fidèle à sa mission d’origine ? Comment éviter que l’ONG ne devienne plus importante que la cause qu’elle est censée servir ? Quand une organisation est en crise de croissance, la tentation est forte de dévier de l’objectif d’origine pour se mettre à préserver ses seuls intérêts internes ou ses membres, au détriment de la cause qui est sa raison d’être. Au sein de l’antenne française, nous considérons que la cause est plus grande que nous tous, et nous avons acquis suffisamment de notoriété et de moyens depuis notre création en 2006 pour constituer une forme de résistance au sein du mouvement.

Les ONG internationales ne dépendent donc pas automatiquement de leur siège mondial pour fonctionner ?

Déjà, Sea Shepherd Global n’est pas le siège de notre mouvement. Elle est l’une des nombreuses entités de Sea Shepherd dans le monde. Elle possède plusieurs bateaux et des moyens financiers importants. En France, nous sommes financièrement et juridiquement autonomes d’eux. La création de la branche française est d’ailleurs antérieure à celle de Global. Au sein du mouvement, il n’y a aucune obligation de reverser des dons comme ce peut-être le cas dans d’autres ONG. Avant ce procès, Sea Shepherd France et Sea Shepherd Allemagne faisaient partie des plus gros donateurs de Global, mais nous le faisions volontairement, afin de financer des missions.

L’action directe des ONG environnementales fait débat en France. En quoi consiste votre concept d’«agressivité non violente» ?

Les actions directes ou polémiques ne sont pas une fin en soi. Nous ne disons pas : «Nous, c’est ça notre façon de faire !» Mais lorsqu’un enjeu, un contexte, nécessite de mener une action directe qui pourrait générer une situation conflictuelle ou déplaire, on le fait quand même. Nous ne nous laissons pas dicter nos choix ou nos priorités en fonction de critères financiers ou politiques. Nous avons aussi fait énormément de sensibilisation, de conférences, d’interventions dans les écoles, de documentaires, on écrit des livres, on fait des recours juridiques. Notre action est très complète. Sur certaines campagnes, on va avoir une stratégie différente de l’action directe, notamment celles qui portent sur les captures de dauphins, où nous jouons davantage un rôle de lanceurs d’alerte. Même si ce qu’on a fait en exposant des cadavres de dauphins dans les centres-villes a suscité des polémiques !

Concernant l’engagement des jeunes, vous ne pratiquez pas de campagnes de recrutement de bénévoles mais laissez les passionnés venir à vous.

Nos missions sont assez exigeantes en termes de temps, d’investissement physique, d’énergie. Nous avons beaucoup de jeunes dans les équipes, la moyenne d’âge tourne autour de la trentaine, mais il y a des gens plus âgés qui rejoignent aussi le mouvement. Et oui, nous faisons très peu d’appels à bénévoles, sauf pour certaines campagnes très longues qui nécessitent beaucoup de monde.