C’est l’histoire d’une passion ou plutôt d’une obsession. Celle d’insectes et de plantes déformés, altérés, mutés sous l’effet des radiations atomiques. L’artiste Cornelia Hesse-Honegger, aujourd’hui âgée de 77 ans, y a consacré sa vie ; elle les peint depuis plus de trente ans. Dans Insectopedia (2010) (désigné «meilleur livre de l’année» par le New York Times, traduit en français en 2016 chez Wildproject), l’Anglais et professeur d’anthropologie Hugh Raffles lui consacre un chapitre, et aujourd’hui un livre avec Créatures de Tchernobyl.
Dedans, des créatures dignes de science-fiction comme ce gendarme au motif bavé, ce mécoptère au corps tordu ou cette punaise des bois à l’aile froissée, espèce à laquelle Hesse-Honegger voue un amour indicible. «Elles ont une manière de sentir certaines situations que je trouve absolument étonnante», dit-elle à Raffles. Silhouettes fascinantes, qu’on pourrait trouver hideuses si elles concernaient un humain ou tout autre animal. «J’aime que l’insecte puisse être lui-même. C’est pour cela que je représente l’individu tel qu’il est. […].» Hesse-Honegger «se perd dans l’animal» mais son coup de pinceau n’en est pas moins mécanique. «Je veux être comme un laser qui va d’un centimètre carré à un autre. Je vois – je montre ; je vois – je montre». A la façon des préceptes de l’art concret, tradition «dans laquelle elle a été élevée», lit-on. Selon elle, «peindre est une forme de recherche à part entière, ce n’est pas un simple travail de documentation. […] C’est une discipline qui s’apparente à une école de la vue qui nous enseigne comment voir en profondeur.»
«Conviction viscérale»
C’est en tant qu’illustratrice scientifique au laboratoire de l’Institut zoologique de l’université de Zurich qu’elle découvre et croque pour la première fois ces «quasimodos». Premier tilt. «Les mutants ne devaient plus me quitter», dit-elle alors. «Elle est “possédée” […] par la conviction viscérale qu’elle voit quelque chose d’invisible pour les autres», explique Raffles. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl et son voyage à Österfärnebo (Suède) l’année suivante en 1987, où elle localise d’importantes retombées radioactives, sont le second déclic. Sur place, Cornelia Hesse-Honegger voit «des trèfles à feuilles rouges et fleurs jaunes au lieu des habituelles feuilles vertes et fleurs roses». Elle recueille aussi des insectes, et c’est le choc. Elle n’a jamais rien vu de tel. «Une punaise avait une patte gauche particulièrement raccourcie, raconte l’artiste marquée par l’histoire de son enfant né avec un pied-bot. D’autres avaient des antennes qui ressemblaient à des saucisses informes, et quelque chose de noir poussait sur l’œil d’une autre encore.» Elle confie encore : «C’était comme si quelqu’un avait levé le rideau : je découvrais chaque jour de nouvelles plantes et de nouvelles punaises difformes. Parfois j’avais même du mal à me souvenir de l’allure normale de la plante que j’observais.»
Pourtant, les autorités martèlent aux populations que les dangers sont négligeables et les retombées de Tchernobyl trop peu importantes pour générer des mutations. Que faire alors des insectes d’Hesse-Honegger ? Ses travaux, à mi-chemin entre les domaines de l’art et des sciences, trouvent écho dans le journal suisse Tages-Anzeiger. L’un d’eux s’intitule : «Quand les mouches et les punaises ne sont pas comme elles devraient être». Pas de quoi convaincre, ni les scientifiques qui mettent en doute sa méthodologie, ni les artistes. «Ce refus de respecter les frontières épistémologiques» déroute, analyse Raffles. La laissant ainsi à part, ni dans le camp des uns, ni dans celui des autres. L’auteur cite le peintre et critique Peter Suchin qui écrit : «Pour un certain public, la pratique de Hesse-Honegger est disqualifiée par son caractère “artistique”, tandis que pour d’autres, elle ne l’est tout bonnement pas assez.»
Les lignes bougent
En dépit des critiques, le combat de la Zurichoise n’est pas vain. A la suite de Tchernobyl, les lignes bougent jusqu’au sein du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) et du gouvernement suisse qui demandent enquête et thèse, étaye l’ouvrage. Cornelia Hesse-Honegger enchaîne les «conférences, participe à des congrès, organise des expositions de ses peintures en collaboration avec des groupes environnementalistes… et réussit à tisser des liens importants avec certains scientifiques». Elle n’est donc pas seule contre tous. Parallèlement, elle poursuit ses pérégrinations en Europe et en Amérique du Nord afin d’étudier, toujours, la morphologie des insectes qui campent près de centrales, de sites de retraitement des déchets radioactifs et d’essais nucléaires.
L’ «artiste scientifique» s’est fixé une mission : celle de montrer que les radiations même faibles émises pendant de longues périodes par des centrales fonctionnant normalement peuvent avoir des effets négatifs sur les organismes. Un véritable pan de la santé environnementale qui suscite des préoccupations croissantes. Et qui, en plein marasme climatique, trouve un profond écho dans les débats énergétiques internationaux du moment à la faveur d’un retour en grâce du nucléaire. La France n’y échappe pas. Pour Hesse-Honegger, «la crainte fondée d’un danger potentiel est une raison suffisante pour s’opposer à la mise en place de telle ou telle mesure, pratique, ou technologique, écrit Raffles. Elle lui permet de se libérer de l’ombre de la science». Adresse aux scientifiques ? A nos politiques ? Elle tance : «[…] Si je n’avais trouvé qu’une seule punaise avec le visage tordu, ça aurait été une raison suffisante de se demander ce qui cloche.»