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Libération
Interview

«La feuille de route du gouvernement ne s’attaque pas aux causes du mal-être des paysans»

Après deux rapports parlementaires, le gouvernement s’est saisi de la question du mal-être des agriculteurs en détaillant ce mardi une série de propositions. Des mesures qui ne s’attaquent pas aux «responsabilités collectives des difficultés» selon le réseau Solidarité Paysans.
Dans un hameau dans l'Aveyron; un paysan marche dans un champ. (Julien Coquentin/Hans Lucas)
publié le 23 novembre 2021 à 19h28

Chaque jour en France, un agriculteur en moyenne se suicide. Pour tenter de prévenir le mal-être des exploitants agricoles, le gouvernement a dévoilé ce mardi une feuille de route visant à une «mobilisation collective». Outre les 42 millions d’euros mis sur la table, les propositions de l’exécutif prévoient d’identifier les agriculteurs en détresse par des «sentinelles», qui pourront alerter des cellules spécialisées. Les fermiers en situation d’épuisement professionnel devraient également pouvoir se faire remplacer grâce à l’aide au répit. Et le crédit d’impôt permettra une relève en cas de maladie ou d’accident.

Malgré tout, Marie-Andrée Besson, la coprésidente de l’association Solidarité Paysans qui accompagne 3 000 familles d’agriculteurs partout en France et sollicitée par le ministère de l’Agriculture, juge que le plan est loin d’être à la hauteur des enjeux.

Que pensez-vous des mesures présentées par le gouvernement ?

Il y a quelques propositions qui vont dans le bon sens, comme le suivi des familles endeuillées après le suicide d’un agriculteur. Mais globalement, les actions préconisées par le gouvernement sont largement insuffisantes. La feuille de route ne s’attaque aucunement aux causes du mal-être des paysans. Je pense notamment à leurs revenus très faibles, qui sont souvent la source principale de leur détresse. De plus, on peut douter de l’efficacité et du résultat des mesures proposées… Par exemple, l’idée de l’aide au répit, [qui finance le remplacement jusqu’à dix jours des exploitants agricoles en situation d’épuisement professionnel] est très intéressante. Mais les services de remplacement ne sont pas dès à présent mis à disposition des paysans. Il y a beaucoup de promesses, reste à voir comment elles seront mises en œuvre concrètement sur le terrain.

Selon vous, quelles sont les causes du mal-être des agriculteurs ?

Les causes sont multifactorielles et la responsabilité est collective. Comme je l’ai dit, le revenu très bas y participe en premier lieu, mais aussi le stress, l’isolement, la surcharge de travail et administrative qui fait perdre aux paysans le sens de leur métier. Tout cela est finalement très lié au mode de développement agricole.

Le mode de développement agricole, c’est-à-dire ?

Je parle du modèle agricole en France, qui est agressif pour les travailleurs de la terre. Il est industriel, vise la concurrence, à la productivité à tout prix, sans prendre en compte les coûts de production, l’humain et son travail. Bref, il est complètement déphasé par rapport à la réalité des paysans et à la demande des consommateurs qui veulent de plus en plus des produits de qualité. La pression est permanente, pourtant il n’en est nulle part mention dans la feuille de route du gouvernement. Pour changer ce modèle, il faudrait une forte volonté politique et une PAC [Politique agricole commune à l’Union européenne] qui soutiendrait les exploitants en difficulté. Ce qui ne semble pas à l’ordre du jour. On pourra mobiliser 42 millions ou 100 millions d’euros l’année prochaine encore, si on ne s’attaque pas aux enjeux structurels, rien ne changera.

Est-ce une bonne idée de mettre en place des «sentinelles», ces personnes qui pourront alerter lorsqu’un agriculteur est en train de sombrer ?

Nous sommes très opposés à ce système de sentinelles, qui, si on ne fait pas attention, pourrait se transformer en prévention intrusive. L’identification des professionnels en difficulté se fera en grande partie par leurs créanciers. Cela retire toute liberté aux paysans, pose un grave problème de confidentialité et d’éthique. On sait que l’ambiance dans le monde agricole peut parfois être compliquée avec des partages d’info sur telle ou telle personne en détresse pour le rachat des terres.

Le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, a évoqué la volonté du gouvernement d’«humaniser les politiques de soutien». Qu’en pensez-vous ?

Je ne nie pas leur volonté d’humaniser mais tous les moyens proposés ne vont pas dans ce sens. L’accompagnement des paysans doit être global, en prenant en compte toute difficulté qu’ils pourraient rencontrer, qu’elle soit matérielle, technique, juridique ou sociale. Avec notre réseau, nous mettons à disposition les ressources pour que les agriculteurs s’en sortent par eux-mêmes. La question de l’autonomie, de la maîtrise et de la capacité décisionnelle des professionnels sur leur exploitation est fondamentale.

Quelles mesures préconisez-vous ?

Le RSA et la prime d’activité, essentiels pour les agriculteurs, sont calculés sur les bénéfices de l’exploitation agricole. Nous aimerions que ces aides se basent plutôt sur les ressources de la famille, forcément plus basses une fois toutes les factures payées. D’ailleurs, il faudrait faciliter et élargir l’accès au RSA. Nous souhaiterions également que les échéances pour payer les créanciers de la MSA [Mutualité sociale agricole] passent de trois à huit ans, tout simplement parce que si les charges augmentent, les salaires, eux, stagnent voire diminuent. Enfin, l’accès à la formation professionnelle est très important. Or, dès qu’un paysan n’est pas à jour dans ses cotisations, il perd ses droits. Finalement, peu importent les mesures, il faut les bâtir en concertation avec ceux qui expérimentent des difficultés, pas sur de simples auditions à droite à gauche.