La création de la métropole du Grand Paris a ouvert un nouveau débat public sur l’avenir des métropoles. En 2020, dans une série de tribunes successives, certains (se présentant comme «pro métropolitains») ont exprimé avant les élections municipales leur souci de la justice fiscale et l’importance de la gouvernance métropolitaine ; à quoi d’autres (en se définissant plutôt comme «anti métropolitains») ont répondu en criant à l’écocide et l’insoutenabilité de toute métropole ; un débat qui a ensuite donné lieu à la prédiction, dans une troisième tribune, de l’éclatement du Grand Paris en une grappe de villes plus petites, marquées par une descente énergétique et un retour massif des habitants à la vie rurale.
Décarbonations, descente énergétique, désindustrialisation de l’agriculture, relocalisation, restauration des fleuves et des rivières, fin du béton… – il est certain que les nouveaux paramètres écologiques vont entraîner dans les décennies qui viennent une recomposition majeure des métropoles – y compris des territoires du Grand Paris. Certains penseurs, comme le philosophe Sébastien Marot, invitent à prendre acte de la faillite de «l’urbanisme» (au sens de cette «science» de la ville née au XIXe siècle pour répondre aux problèmes urbains entraînés par l’industrialisation) et à son remplacement par une nouvelle approche écologique de l’habitat humain – comme «l’agritecture» ou le «biorégionalisme».
«Je pars me promener»
Dans ce contexte, l’avenir de l’agglomération parisienne n’a jamais été aussi incertain. À quelles conditions le Grand Paris pourra-t-il être écologiquement soutenable ? Par où commencer ? Comment associer les habitants à cette réflexion ? Entre les appels à équiper davantage encore le territoire et ceux à démanteler les métropoles, difficile de ne pas être perdu.
Comme le dit Anna Tsing, «Que faire quand votre monde commence à s’effondrer ? Moi, je pars me promener». En l’occurrence, aller marcher 20, 50, 600 km dans le Grand Paris et entrer enfin en relation avec ces lieux. Car les métropoles ne sont pas des objets de débats théoriques, ce sont des territoires habités – par des humains, et par d’autres vivants – dont il importe de prendre enfin connaissance.
Tribune
Notre tour du Grand Paris commence par la séquence Versailles-Cergy, au cœur des anciennes chasses royales. Bien avant les villes nouvelles du XXe siècle, l’installation du roi à Versailles ouvre dès le XVIIe siècle un chantier pharaonique, qui consiste à faire une ville, une colonie urbaine, dans un site où c’est quasiment impossible. C’est au fil de décennies de chantiers immenses qu’un système de rigoles, d’étangs artificiels, accompagnés par des pompes hydrauliques immenses, permet de faire grimper assez d’eau sur le plateau de Versailles. Dans ce moment fondateur de l’État-nation, cette prouesse urbaine montre comment la volonté royale transcende les limites naturelles. Forcer le site, modifier le sol, transformer la Terre : tel est un leitmotiv du développement de Paris ; et le territoire porte un peu partout la marque de cette violence – royale, nationale, républicaine, impériale, de Versailles aux villes nouvelles de Delouvrier, de la machine de Marly aux montagnes de déblais du Grand Paris Express (derrière l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle).
Coconstruction
Ce forçage du site se donne parfois des airs de grande douceur. Sur la séquence Saint-Germain-Saint-Denis, nous traversons, dans une des boucles de la Seine, la «colonie du Vésinet», acquise et développée par les Saint-simoniens de la fin du XIXe siècle et conçu comme un décor de rêve : des maisons cossues alternent avec des étangs et des ruisseaux artificiels actionnés par des pompes, le tout sous une immense canopée ornementale. Cet espace est un manifeste, aménagé par ces grands philanthropes, mus par la foi en la technique, l’industrie, la finance, la colonisation, le progrès social et moral de l’humanité, qui auront contribué à former le monde qui est (encore) le nôtre aujourd’hui – et qui consiste à prétendre refaire la nature. Ils y créent aussi la première ligne de chemin de fer parisienne, qui est aujourd’hui empruntée par le RER A.
Au bout de nos 600 km de marche, à notre troisième passage à Versailles, qui boucle le trilobe du sentier, nous entrons par le jardin du Roi ; c’est ici qu’à la fin du XXe siècle, l’Ecole nationale supérieure du paysage a développé une autre culture de l’aménagement, celle de «l’insertion dans le site» – qui a ensuite progressivement infusé dans l’urbanisme, notamment via le philosophe Sébastien Marot et sa proposition de «sub-urbanisme» formulée au début du XXe siècle : un aménagement au service du site, émanant de lui.
Arpenter un site, dialoguer avec lui, le fréquenter, selon les modalités d’une relation réciproque, qui consiste à «proposer et non pas à imposer» (selon les mots de l’écrivain Barry Lopez dans son manifeste pour une littérature des lieux), pour laisser le lieu jouer sa partition dans cette coconstruction que doit être un habitat véritablement humain : tel est selon nous le préalable à la rénovation écologique de nos métropoles. Si le fait d’imposer un projet à un site et à ses habitants est caractéristique de la démarche coloniale, alors c’est peut-être d’une entreprise de décolonisation intérieure du Grand Paris dont nous avons besoin – dont le premier acte consiste à reposer les pieds sur le sol.
Baptiste Lanaspeze et Paul Hervé Lavessière sont les coauteurs du «Sentier du Grand Paris» (Wildproject, 2020)
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Après les événements qui se sont tenus à Paris en juin autour du thème de la ville, et en attendant le rendez-vous à Arles fin août sur le thème des territoires, la rédaction de Libération, en partenariat avec les éditions Actes sud et Comuna, propose à ses lecteurs tribunes, interviews et éclairages, ainsi qu’une sélection d’articles sur le thème de la biodiversité.