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Interview

«Le secteur privé contribue à faire dysfonctionner les services publics»

Le collectif Nos Services publics publie ce mardi 24 septembre son rapport annuel. L’occasion de questionner les «conflits de besoins» qui émergent, notamment autour de la question écologique.
Dans un hôpital du Maine-et-Loire, le 17 avril. (Théophile Trossat/Libération)
publié le 24 septembre 2024 à 0h00

Créé en 2021 par des fonctionnaires appelant à un changement d’orientation dans les politiques publiques, le collectif Nos Services publics (cofondé par Lucie Castets, proposée par le Nouveau Front populaire pour Matignon) publie chaque année un «rapport sur l’état des services publics». La nouvelle édition paraît ce mardi 24 septembre. Des moyens en augmentation, mais des besoins qui augmentent plus vite ; un recours au privé qui fait dysfonctionner le public ; des politiques publiques qui perpétuent l’idée de ressources infinies, alors qu’il faudrait au contraire réguler voire interdire certaines pratiques… Marie Pla, sa co-coordinatrice, en dresse un résumé.

Pour reprendre l’intitulé du rapport, quel est donc l’état des services publics aujourd’hui en France ?

Il y a un décalage entre les besoins et les moyens : les premiers augmentent plus vite que les seconds. Les moyens de la puissance publique ont crû, mais pas à la hauteur de certains facteurs multiplicatifs : le nombre de jeunes qui obtiennent le bac (multiplié par quatre en cinquante ans), les besoins de mobilité (multipliés par cinq en 60 ans)… C’est ce qui explique le constat d’un délitement, et le sentiment du «ça craque» : d’un côté, des personnes qui vivent un service public dégradé, et de l’autre des agents qui ne sont pas en mesure de le leur rendre. En parallèle, on assiste au développement croissant d’une offre privée largement financée par la puissance publique. Il ne s’agit pas simplement de deux offres publiques et privées côte à côte : le secteur privé contribue à faire dysfonctionner les services publics. C’est le cas par exemple des cliniques privées, qui prennent en charge majoritairement des actes simples, plus lucratifs, tandis que l’hôpital public prend en charge davantage d’actes lourds, plus coûteux. C’est une manière d’obérer le fonctionnement des services publics.

Comment cela s’illustre-t-il par exemple dans le domaine de l’emploi, que vous citez dans le rapport ?

Les politiques publiques de l’emploi visent prioritairement à réduire le coût du travail. On a mis en place des exonérations sur les bas salaires qui se sont progressivement étendues à de plus en plus de salariés, jusqu’à concerner 9 salariés sur 10 aujourd’hui. L’efficacité est de plus en plus faible, et pourtant on a continué, ce qui coûte très cher à la puissance publique – près de 70 milliards d’euros par an – alors que ça ne permet pas de jouer sur la qualité des emplois.

En début d’année, le sujet du conflit entre le privé et le public s’est aussi posé dans l’éducation à l’occasion de la polémique autour d’Amélie Oudéa-Castéra et du lycée Stanislas ?

Il est frappant de constater que dans l’évolution de la démographie française, la hausse des catégories socioprofessionnelles supérieures depuis vingt ans s’est retrouvée uniquement dans la composition sociale des établissements privés. Entre 2003 et 2021, la composition sociale des établissements publics est restée stable, tandis qu’on est passé de 29 % à 39 % de collégiens issus de familles très favorisées, que ce soit économiquement ou intellectuellement, dans le privé sous contrat. Ça montre un évitement croissant de l’école publique par les CSP +. C’est préoccupant, car cela traduit une crainte vis-à-vis des services publics. Il y a une volonté d’évitement, alors qu’on pourrait avoir des services publics de grande qualité pour tout le monde. Le service public n’est pas que le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, contrairement à ce que l’on entend parfois. C’est un projet politique de mise en commun.

Les crises écologiques aussi suscitent de nouveaux besoins, dit le rapport. Lesquels ?

Jusqu’à maintenant, on a répondu aux besoins sans prendre en compte les limites planétaires. Ça a donné lieu à un formidable progrès social, et on aspire à continuer dans la même voie : répondre aux besoins de logements par de la construction, de transports par de la voiture. Or cette logique ne tient plus. Il y a au contraire un enjeu à moins artificialiser, à préserver la biodiversité, prendre en compte les besoins des milieux naturels.

Ce qui crée, dites-vous, des «conflits de besoins»…

Un exemple simple est celui de l’eau : les besoins augmentent en été, pour l’irrigation de certaines cultures, au moment même où la ressource en eau diminue, de 14 % sur les quinze dernières années. Il n’existe pas de véritable hiérarchie des usages de l’eau dans la loi. Face à la réduction de la ressource, d’une part, on agit au coup par coup avec des arrêtés sécheresse l’été, avec une hiérarchisation qui peut interroger (certains golfs qui ont le droit d’arroser leur green). D’autre part, il y a des orientations structurelles qui aggravent ces conflits de besoins : 63 % de l’eau consommée sert aux terres agricoles. Aujourd’hui seulement 11 % des terres sont irriguées, mais ces surfaces ont crû de 23 % sur la dernière décennie, tant pour répondre à des demandes de l’industrie agro-alimentaire que pour faire face aux baisses des précipitations. Le débat autour des mégabassines illustre ce conflit : quelle gestion de l’eau, et pour quelles cultures – sous-entendu, qui répondent à quels besoins ?

Comment résoudre ces conflits ?

Le premier enjeu est d’arrêter d’aggraver. En matière de biodiversité par exemple, les dépenses défavorables à l’environnement sont 4,4 fois supérieures aux dépenses favorables. La première question, c’est donc de savoir comment on repense l’action publique, tant pour ne pas aggraver des conflits de besoins que pour être plus efficace. Parfois, il faut privilégier des mises en commun. Sur la santé, un rapport de la Cour des comptes montrait qu’une grande Sécu serait plus efficace qu’un cumul Sécu et mutuelles. Il y a également besoin de hiérarchiser démocratiquement les besoins et la manière d’y répondre. Ensuite, il y a des besoins qu’il apparaît nécessaire de réguler, voire d’interdire. On le fait dans le domaine de la santé – par exemple avec les PFAS –, ça pourrait être envisagé dans le domaine écologique avec les usages de l’eau. Cela questionne très frontalement notre modèle agricole, mais l’agriculture intensive et l’alimentation très carnée posent des questions environnementales très importantes. Dans le cas des transports, l’usage d’avions privés est régulièrement pointé du doigt pour leur impact environnemental, mais aussi pour des raisons de justice sociale. Si on pose la question sous l’angle des besoins et de leur priorisation, ça pose aussi le débat de manière plus intéressante que le seul impact carbone de cet objet.