EDF est loin d’en avoir fini avec la malédiction de l’EPR. Alors que le premier exemplaire de ce réacteur de nouvelle génération a enfin été raccordé au réseau fin décembre avec douze ans de retard et une facture qui a été multipliée par cinq à plus de 20 milliards d’euros, la Cour des comptes tire le signal d’alarme sur la suite du programme voulu par Emmanuel Macron qui prévoit six «EPR2» à l’horizon 2035-2040, avec une option sur huit autres réacteurs. Après les «dérives» du projet EPR de Flamanville, mais aussi en Finlande et au Royaume-Uni, la plus haute juridiction financière française pointe dans un rapport de 97 pages «les risques persistants» pesant sur la construction des futurs réacteurs, tant sur le plan industriel qu’économique. Et son premier président, Pierre Moscovici, a appelé mardi le gouvernement, EDF et l’ensemble de la filière nucléaire à lever les nombreuses «incertitudes» avant de poursuivre ce programme qui pourrait menacer l’équilibre financier déjà très précaire de l’électricien.
Sans remettre en cause le bien-fondé d’une relance du nucléaire face au défi climatique et tout en reconnaissant les efforts de tous les acteurs pour insuffler une «nouvelle dynamique», la Cour des comptes recommande carrément de mettre sur pause ce «chantier du siècle» comme l’appelé le Président de la République. Du moins tant que l’Etat n’aura pas clarifié avec l’électricien ses modalités de financement «inconnues à ce jour», pointant de «nombreux risques» pouvant carrément conduire «conduire à un échec du programme d’EPR2». C’est très solennellement que Pierre Moscovici a appelé les pouvoirs publics à «retenir la décision finale d’investissement du programme EPR2 jusqu’à la sécurisation de son financement et l’avancement des études de conception détaillée», deux points clés qui restent sans réponse à ce jour. Un véritable camouflet pour Emmanuel Macron qui avait annoncé en fanfare le lancement du chantier des six EPR2 le 10 février 2022 lors de son fameux discours de Belfort, mais dont le volontarisme est renvoyé aujourd’hui à la dure réalité des chiffres et des faits. Selon Pierre Moscovici, «la dérive du chiffrage déjà constatée pour le programme de nouveau nucléaire n’incite pas à l’optimisme» : de 51,7 milliards d’euros fin 2022, il a été réévalué par EDF à 67,4 milliards en décembre 2023 et le haut magistrat craint maintenant une facture finale «qui pourrait dépasser les 100 milliards d’euros» avec les intérêts de financement.
«Rentabilité prévisionnelle […] inconnue»
Pas une surprise pour plusieurs observateurs, dont Libération qui a déjà avancé ce chiffre de 100 milliards. Tandis que d’autres experts proches des antinucléaires doutent toujours du rôle moteur de l’atome dans la transition énergétique aux côtés des renouvelables, comme a pu la faire Mycle Schneider en présentant fin décembre son rapport WNISR 2024. Non, l’intendance ne suivra pas dans ces conditions, préviennent les «sages» de la rue Cambon qui dénoncent, pour commencer, l’absence d’informations sur la rentabilité prévisionnelle de l’EPR de Flamanville fraîchement entré en service et sur celles des futurs EPR2. EDF «ayant refusé» de lui communiquer le moindre élément à ce sujet, la Cour des comptes a évalué cette rentabilité «à 2 % seulement avec un prix de revente de l’électricité à 90 euros le mégawatt /heure» seulement compte tenu des retours d’expérience de Flamanville et Olkiluoto (l’EPR finlandais construit par Orano)… «L’EPR ne sera pas rentable dans ces conditions», a reconnu Pierre Moscovici interrogé par la presse, tout en précisant que «EDF ne partage pas cet avis». En 2020 dans un précédent rapport, l’instance avait déjà alerté sur la folle dérive de Flamanville 3 avec une facture estimée à l époque à 20 milliards d’euros. Mais c’est pire encore que prévu : l’addition s’est envolée depuis avec un «coût total à terminaison» désormais évalué par la Cour des comptes à «23,7 milliards». La faute aux multiples retards du chantier et aux intérêts du financement qui ont plombé le devis initial. On est bien loin des 4 milliards d’euros estimés par EDF au moment du lancement du projet en 2012.
Surcoûts et angles morts
Mais c’est surtout l’avenir qui inquiète : la Cour souligne que «la rentabilité prévisionnelle du programme EPR2 reste, à ce stade, inconnue, d’autant que les conditions de financement de ce programme ne sont toujours pas arrêtées». Car l’électricien n’a toujours pas communiqué le design final du réacteur EPR2 censé être plus simple et moins coûteux à construire que la tête de série de Flamanville. Il semblerait que EDF retienne sa copie tant que l’Etat ne lui aura dit comment il compte l’aider à sécuriser le financement à plus de 100 milliards des six futurs EPR2. Un conseil de politique nucléaire devait se pencher sur le sujet avant les fêtes sous la présidence d’Emmanuel Macron mais il a été reporté sine die en raison de la crise politique. La piste d’un prêt garanti par l’Etat complétant des contrats d’achat d’électricité nucléaire sur le long terme par les industriels avait été avancée, mais on n’en sait pas plus depuis. Devenu ministre de l’Economie du gouvernement Bayrou, l’ancien président de la Caisse des dépôts Eric Lombard avait soulevé l’idée d’un financement par le Livret A. «Il faudra qu’Eric Lombard pose la question à Eric Lombard», a sourit Pierre Moscovici. Sachant qu’il faudra éviter que la Commission Européenne considère les modalités de financement comme «une aide d’Etat»…
Dans sa réponse à la Cour des Comptes, EDF a précisément souligné que la compétitivité du programme EPR2 dépendrait en partie de l’accord qui sera trouvé avec l’Etat et avec la Commission européenne sur son schéma de financement. «Compte tenu des investissements importants déjà exposés par l’entreprise avec la filière, du contexte économique et politique de hausse des coûts à venir», le groupe juge nécessaire de conclure avec l’Etat «un contrat préliminaire qui fixe le cadre des investissements à financer au titre de ce programme».
La quadrature des 100 milliards
En attendant, la Cour des Comptes recommande donc à l’électricien de se concentrer sur le seul projet des EPR français : il faudra «s’assurer que tout nouveau projet international dans le domaine du nucléaire soit générateur de gains chiffrés et ne retarde pas le programme des EPR2 en France», prévient-elle. Une demande expresse plus qu’un simple souhait. Car à Hinkley Point, Outre-Manche, le chantier des deux premiers EPR britanniques a lui a aussi sérieusement dérapé avec des coûts qui ont déjà flambé de 22 à 34 milliards de livres. Et la Cour exige que EDF ne s’engage pas plus avant dans le projet de deux autres EPR sur la centrale de Sizewell tant que les problèmes ne sont pas réglés à Hinkley Point. C’est clairement un feu rouge, les sages estimant qu’à trop charger sa barque EDF risque d’être entraîné vers le fond avec sa dette qui pèse toujours plus de 50 milliards d’euros et la falaise d’investissement à venir dans le nouveau nucléaire et le parc de réacteurs existant…
Au bout du compte, « La France est loin d’être prête » pour les nouveaux EPR, prévient la Cour des comptes qui ne voit pas de nouveaux réacteurs en service avant 2038 pour la première paire et 2044 au mieux pour la dernière. S’il ne constitue pas une surprise, l’avertissement est sévère pour l’Etat actionnaire, qui a renationalisé à 100 % EDF en 2022 et a fait de la construction de ces trois nouvelles paires de réacteurs EPR à Penly (Seine-Maritime), Gravelines (Nord) et au Bugey (Ain), l’alpha et l’oméga de la politique énergétique pour que la France tienne ses engagements de réduction de gaz à effet de serre d’ici 2050. On a hâte de savoir comment Emmanuel Macron, qui a fait de l’atome un domaine quasi réservé, compte résoudre la quadrature des 100 milliards pour les EPR2.