On connaît l’ampleur de la catastrophe pour les océans. Les microplastiques, ces particules pas plus grandes qu’un grain de riz, ont envahi les mers au fil des décennies, avec des conséquences désastreuses sur la biodiversité et la santé humaine. Mais qu’en est-il des fleuves, qui sillonnent nos territoires, traversent parfois les villes avant de se jeter dans la mer ?
La fondation Tara Océan, après s’être intéressée à l’Arctique et à la Méditerranée, a parcouru neuf fleuves d’Europe, de la Garonne à l’Elbe en passant par la Loire, la Seine, le Rhin, la Tamise, l’Ebre, le Rhône et le Tibre. Objectif : récolter des données pour déterminer le degré de pollution de ces cours d’eau majeurs et comprendre les flux des déchets plastiques jusqu’à l’océan. Une première à l’échelle européenne.
«Voir l’invisible»
Conclusion, tous ces fleuves sont pollués par les microplastiques, présentant même une concentration «alarmante» pour les plus petites particules. «Il n’y a pas un seul prélèvement où nous n’en avons pas trouvé, affirme Jean-François Ghiglione, directeur scientifique de la mission et directeur de recherche au laboratoire d’océanographie microbienne du CNRS à Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales). On a comparé les fleuves car nous avions l’espoir de les classer par taux de pollution. Mais globalement, nous n’avons pas pu montrer scientifiquement qu’un fleuve est plus pollué qu’un autre.»
De cette mission de six ans entre terre et mer commencée en 2019, les chercheurs ont tiré 14 articles, publiés ce lundi 7 avril dans la revue Environmental Science and Pollution Research. Les scientifiques, qui ont récolté quelque 2 700 échantillons, ont effectué leurs prélèvements au large des neuf estuaires, à leur embouchure, au fil du fleuve, ainsi qu’en aval et en amont de la première grande ville située sur le cours d’eau. Les prélèvements ont été réalisés à l’aide d’un filet laissé à la traîne derrière le bateau pour recueillir des centaines de mètres cubes d’eau, et ainsi mesurer la concentration de microplastiques.
Data
Les fragments trouvés ont différentes tailles : les macroplastiques sont supérieurs à 2,5 cm tandis que les mésoplastiques sont un peu plus petits. Ensuite, il y a les grands (0,5 mm à 5 mm) et les petits microplastiques. Ces derniers, invisibles à l’œil nu, mesurent 0,025 mm à 0,5 mm. Une difficulté qui n’a pas arrêté Alexandra Ter Halle, directrice de recherche au CNRS, spécialisée en chimie analytique au sein du laboratoire Softmat de l’université Toulouse III-Paul Sabatier, qui a participé à la mission. «Pour pouvoir observer les plus petites particules et voir l’invisible, nous avons développé une nouvelle façon de faire en pesant cette pollution au lieu de la compter, ce qui constitue une rupture technologique», explique-t-elle. En moyenne, les chercheurs ont trouvé trois grands microplastiques par mètre cube d’eau. «La Seine a un débit moyen sur l’année de 300 m³ par seconde. Cela veut dire que 900 particules de grands microplastiques passent chaque seconde sous nos yeux», illustre Jean-François Ghiglione. Au niveau mondial, entre huit et douze millions de tonnes de plastique s’écoulent des fleuves aux océans par an.
Bactérie virulente
Concrètement, les grands microplastiques flottent alors que les petits microplastiques pullulent dans toute la colonne d’eau, de la surface aux profondeurs. Ils sont jusqu’à mille fois plus nombreux en nombre et en masse que les grands microplastiques. «C’est un véritable changement de paradigme, assure Jean-François Ghiglione. Les scientifiques se sont beaucoup intéressés aux grands microplastiques car ils sont faciles à étudier mais ils ne sont que la face visible de l’iceberg», poursuit-il. «On a retrouvé des petits microplastiques jusqu’à une centaine de microgrammes par litre. Les autres polluants n’atteignent jamais ces valeurs-là», abonde Alexandra Ter Halle. Encore plus susceptibles d’être ingérés à tous les échelons de la chaîne alimentaire, du microzooplancton aux poissons, ces minuscules particules posent des risques sanitaires peu connus de la science.
Autre enjeu d’ampleur : les microplastiques sont des radeaux pour les micro-organismes, dont certains pathogènes. Lors de leur mission, les scientifiques ont pu démontrer pour la première fois la présence d’une bactérie virulente pour l’humain sur des microplastiques de la Loire, pouvant causer des otites, des infections des tissus mous, des péritonites et des bactériémies, c’est-à-dire une infection du sang par des bactéries. Pire, le plastique a un effet «éponge à polluants». Charriées vers l’océan, les particules accumulent à leur surface des polluants présents dans les fleuves (pesticides, hydrocarbures, métaux lourds…) Les bouts de plastique agrègent ainsi un cocktail de produits chimiques qui peut s’avérer toxique pour les organismes qui les ingèrent, ralentissant leur croissance et affectant leur reproduction, en perturbant leur métabolisme et leur système hormonal. Sans parler de l’impact des produits chimiques ajoutés aux plastiques lors de leur conception : sur 16 000 additifs chimiques recensés, 25 % sont connus pour avoir des effets toxiques.
«Larmes de sirène»
Outre cette mission, la fondation Tara Océan a organisé une initiative de sciences participatives avec des écoliers. Depuis 2020, environ 12 000 élèves par an sont formés pour ramasser des déchets plastiques selon un protocole précis. Cette opération a permis de révéler une pollution majeure : le quart des grands microplastiques récoltés sur les berges françaises ne sont pas des déchets mais des «larmes de sirène», ces granulés de plastique primaires utilisés pour fabriquer des objets. «Il y a des fuites pendant le transport de ces granulés, avant même qu’ils ne deviennent des objets», précise Alexandra ter Halle.
Selon la fondation, ces résultats montrent le caractère vain des projets de nettoyage de l’océan, qui ne traitent pas le problème à sa source : la production. De deux millions de tonnes de plastique fabriqué dans le monde en 1950, nous sommes passés à 460 millions de tonnes en 2019, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques. Si rien n’est fait pour endiguer ce fléau, la production devrait tripler d’ici 2060. Pour les experts, les solutions sont à terre : il faut urgemment améliorer la collecte et le recyclage des déchets, réduire drastiquement les plastiques jetables et développer des emballages écoconçus. Toutefois, les chercheurs placent surtout leurs espoirs dans le traité international contre la pollution plastique, en négociation depuis 2022. La cinquième session de discussions s’est tenue en Corée du Sud fin 2024 mais s’est soldée par un échec, faute d’entente entre les pays producteurs comme l’Arabie saoudite et la Russie et la centaine de nations favorables à une réduction de la fabrication de plastique. Les pourparlers reprendront à l’été 2025 à Genève pour tenter de freiner l’explosion de cette pollution.