Menu
Libération
Parlement des Liens

Repenser nos territoires grâce aux savoirs indigènes

A l’invitation d’un groupe de chercheurs français, des autochtones de Colombie ont été invités à «analyser» des territoires de la métropole. Une approche différente du monde, des connaissances et des croyances qui sera discutée lors du Parlement des Liens, samedi 28 septembre à Uzès (Gard).
Lors du séjour des Kogis de Colombie, le 2 octobre dans l’Ain. (Alain Roux/Alain ROUX)
publié le 27 septembre 2024 à 16h21

Une drôle de délégation arpentait la Drôme, dans les dernières heures de l’été, en septembre 2018. Quatre Kogis, membres d’un peuple autochtone vivant dans le nord de la Colombie, sillonnent les routes du Haut-Diois, sous l’œil émerveillé d’une trentaine de scientifiques. Les trois «chamanes» et leur traducteur ont été invités à réaliser un «diagnostic du territoire» ; alors les voilà qui auscultent les lieux, posent des questions, pondèrent. Ils s’arrêtent devant un captage de source, dont l’accès est protégé par des barbelés. «Qui a décidé de prendre toute l’eau pour lui ? demandent-ils, interpellés. Si les renards et les cerfs ne peuvent plus boire, il n’y aura plus de forêt !»

Si des chamanes colombiens ont été amenés au chevet d’un ru drômois, c’est grâce à Eric Julien, invité du Parlement des Liens, organisé par les éditions Les liens qui libèrent et Libération à Uzès ce samedi 28 septembre. «Ils sont venus chez nous et ils nous ont appris notre territoire. Ce n’est quand même pas banal !» s’enthousiasme ce géographe de formation devenu consultant en entreprises. En 1985, il est sauvé d’un œdème pulmonaire par les Kogis alors qu’il crapahute dans la Sierra Nevada de Santa Marta, en Colombie. Depuis, il s’improvise passeur de mondes. «La venue des Kogis dans la Drôme permettait de poser trois questions : ont-ils des choses à nous dire d’un territoire dont ils ignorent tout ? Ont-ils des connaissances que nous ignorons ? Et enfin, notre paradigme scientifique est-il capable de dialoguer avec ces gens que nous détruisons depuis cinq siècles ?» Ebauches de réponses, dans l’ordre : oui ; peut-être, en tout cas ils semblent intarissables sur la tectonique des plaques et la radioactivité de l’uranium (découvertes en Occident au début du XXe siècle) ; et, enfin : vaste programme. Car le savoir autochtone infaillible ne s’acquiert pas en un claquement de doigts. Tout comme il faut plus qu’un intérêt pour d’autres manières de voir le monde pour transformer profondément notre rapport aux connaissances et notre société.

«Sidération»

Les échanges culturels avec les Kogis vont, toutefois, au-delà de la recherche du frisson de l’inconnu. En 2023, Eric Julien emmène une délégation de scientifiques passer une semaine en territoire kogi. Parmi eux, l’ancien député macroniste, à présent conseiller à la mairie du XIVe arrondissement de Paris, Cédric Villani, qui a entre-temps profité du confinement pour se convertir à l’écologie. Le mathématicien, homme de sciences avant d’entrer en politique, reste émerveillé par cette «rencontre prolongée avec une culture orale, une vision holistique du monde qui pense une interconnexion de tous les êtres et les choses, une culture qui voit en images et en incarnations, pour laquelle le sens commun est que les pierres sont vivantes et que les lieux ont une âme». On imagine le scientifique se réveiller parfois la nuit, hanté par une question que lui ont posée les Kogis : qui sont le père et la mère du plastique ? Il a aussi fallu apprendre au groupe de scientifiques français ce que signifiait partager des connaissances dans une culture orale : préparer la discussion lors de longues cérémonies ; s’adonner à un «art oratoire» qui n’est pas leur marque de fabrique ; mais aussi, interagir avec un autre mode d’organisation du savoir. Cédric Villani se souvient : «Un jour, à leur demande, je leur ai fait – à l’arrache – un cours sur l’histoire de la chimie depuis Lavoisier. Et ils me demandent : mais qui détient ce savoir ?» Moment de solitude du mathématicien à la broche araignée quand il doit expliquer que ces connaissances sont morcelées entre des milliers de bibliothèques, universités et data centers. «Pour les Kogis, un savoir c’est ce qu’un cerveau humain peut retenir et, de manière plus importante encore, raconter, observe Villani. L’idée d’un savoir partagé entre des ensembles d’institutions, c’est presque choquant pour eux.»

Que lui reste-t-il de cette expérience, une fois sorti de la forêt colombienne ? D’abord, un «moment de sidération lors du retour dans la civilisation et son projet exponentiel», se souvient le mathématicien. Côté positif, cette expérience lui a permis de ressentir «avec le cœur» le regard critique qu’il portait déjà sur la société. Le marcheur repenti continue aujourd’hui de s’inspirer du «travail spirituel» que font les Kogis avant chaque tâche importante – une rencontre, un chantier de construction de pont ou de maison. «Cette insistance à vouloir passer autant de temps à réfléchir à la chose qu’à faire la chose elle-même, j’essaie de me l’appliquer», note-t-il. Autre moment d’échange, raconté cette fois par Eric Julien : au cours de la longue cérémonie d’adieu réunissant Kogis et chercheurs, Cédric Villani se lève et déclame, théâtral : «Vous nous avez offert l’accueil et initié à des mondes auxquelles nous ne comprenions rien. J’aimerais à mon tour vous offrir quelques équations auxquelles vous ne comprendrez rien.»

«Fonction d’usage»

Quelques mois après la visite en Colombie, c’est au tour des Kogis de traverser l’océan. Céline Leandri, archéologue qui avait été membre de l’expédition outre-Atlantique, les a suivis lors de leur exploration d’un site archéologique en Corse. Son expérience en compagnie du peuple autochtone est une forme de voyage dans le temps : «C’est un peu comme si les hommes qui vivaient là il y a quatre mille ans revenaient nous voir et nous parler», s’émeut-elle, un an plus tard. Là où les archéologues s’échinent à faire parler des pierres désespérément mutiques, voilà que débarque une troupe qui vit «en accordant la même importance à la dimension immatérielle et symbolique» que les constructeurs du site. Le principal enseignement qu’elle retient de leur visite, c’est leur manière de prendre connaissance du lieu. Plutôt que d’inspecter les pétroglyphes gravés dans les roches, ils étudient son environnement : tournant le dos aux archéologues pressés d’exposer menhirs et gravures aux formes humaines, les voilà qui observent les montagnes alentour. «On révise, et après on discute», explique l’un d’eux. Puis : «Tiens, voilà une carte», note-t-il à propos d’une pierre couverte d’inscriptions. Après avoir arpenté le site, ils livrent leur interprétation, que Céline Leandri a consignée dans son carnet et qu’elle relit avec émotion : «Chaque pierre a ses fonctions, leur alignement donne la direction vers d’autres sites identiques. Certaines pierres ont une énergie féminine, d’autres une énergie masculine. Elles donnent les directions vers lesquelles dialoguer avec la montagne.» La chercheuse marque une pause. «Ce qui est important, dans cette rencontre, c’est que les Kogis redonnent leur fonction d’usage au lieu, puisqu’ils possèdent chez eux d’autres sites similaires et qu’ils continuent de les utiliser.»

Observer comment les Kogis utilisent leurs propres «sites sacrés» lui a fait comprendre que ces lieux étaient pour eux «une sorte d’encyclopédie» dans laquelle ils enregistrent des connaissances liées à leur territoire : des vallées, des ressources, des manières de gérer le territoire y sont gravées. Or, pointe Céline Leandri, on retrouve les mêmes symboles en Nouvelle-Calédonie, où ils ont la même signification, et sur le site visité en Corse, où leur sens n’est pas encore établi. Pour que les sciences occidentales, engoncées dans leur cartésianisme et leur cloisonnement des disciplines, puissent accueillir le type de connaissances que proposent les Kogis, la chercheuse plaide pour plus d’interdisciplinarité et de transversalité. Elle-même a vu ses pratiques évoluer, défend fermement la protection des lieux sacrés face au tourisme, et réfléchit à monter un projet croisant archéologie et sagesses autochtones. Une question demeure : que faire du rapport au territoire que proposent les Kogis quand on habite la France de 2024 ?

Travail de déconstruction nécessaire

Sans le savoir, l’ethnologue et essayiste Marin Schaffner s’était déjà inséré dans cette question en réalisant, avec le collectif d’enquête Hydromondes, des diagnostics de territoire. Au cours de leurs enquêtes de terrain, les membres du collectif se sont posé plusieurs questions, inspirées notamment par le courant philosophique du biorégionalisme : «Quel est l’état de santé d’un corps-territoire, d’un territoire vivant ? Comment les énergies circulent en lui, quels sont ses lieux en bonne ou mauvaise santé [comme le seraient des organes, ndlr] ? Où sont les points névralgiques ? énumère Marin Schaffner. Pour nous, le diagnostic biorégional, c’est un peu comme de l’acupuncture écologique.» L’ethnologue se réjouit lorsqu’il évoque la venue des Kogis dans la Drôme : «On a retrouvé dans leur manière de regarder un territoire, une grande partie des principes et conclusions qu’on avait mis en place avec Hydromondes. Ça nous laisse penser qu’on n’est pas complètement à côté de la plaque dans notre démarche.» Il tire deux convictions de cette découverte : d’abord, qu’un travail de déconstruction est nécessaire pour faire ressurgir ce qu’il y a de vivant dans les territoires ; ensuite, que le dialogue multiculturel, pour éviter l’écueil de l’exotisme, doit se faire d’égal à égal. Suite logique de la réflexion : Marin Schaffner s’est rendu en Colombie, indépendamment des voyages organisés par les scientifiques, pour effectuer un diagnostic du Rio Magdalena avec les méthodes mises au point par Hydromondes. Son attention aux grands barrages lui a permis de repérer que l’essentiel de l’hydroélectricité du pays était produit dans les environs du lieu d’auscultation, ce qui menace la rivière et son biome. De son côté, il continue d’essayer d’imaginer ce que les habitants voulaient lui dire quand ils lui expliquaient vivre dans une zone «amphibie», un territoire parfois sur l’eau, parfois sous l’eau…

Enfiler d’autres lunettes pour apposer de nouveaux diagnostics sur nos territoires ne suffira sans doute pas à enrayer les émissions de gaz à effet de serre, l’artificialisation des sols, l’érosion de la biodiversité. Cédric Villani préfère s’inspirer du film d’animation japonais Princesse Mononoké, pour rappeler que la réunification des humains avec la nature, qui est aussi une réconciliation des humains entre eux, ne se fait que «parce que le héros est un guerrier qui sait se battre quand c’est nécessaire». Marin Schaffner, lui, rappelle le rôle des enquêtes de terrain : «Refaire émerger, depuis l’intérieur des lieux, tout ce qu’ils ont de vivant, pour que ça vienne chuchoter à l’oreille des gens : faites gaffe, c’est vivant, calmez-vous un peu.»

Parlement des liens, Uzès - Programme du 28 septembre

Chaque année à Uzès (Gard), le Parlement des Liens organise un forum avec Libération associant habitants, universitaires et scientifiques. Cet événement s’adosse à des «enquêtes» menées tout au long de l’année afin de documenter le territoire sous tous ses angles, de favoriser la participation active des citoyens, associations et élus, et de conforter une culture politique de l’engagement. Avec : Jérôme Gaillardet, François Guerroué, Eric Julien, Isabelle Loodts, ­Marie-Hélène Pillot, Cédric Villani... Débats animés par Sonya Faure, cheffe de service adjointe du service Culture de Libération.