Prenez 1 000 euros. Maintenant, imaginez que cette somme est l’unique trésorerie que vous possédiez pour vivre une année entière, mais qu’en raison de votre mode de vie, vous épuisiez ce montant au bout de sept mois. Pour survivre jusqu’à décembre, vous seriez, ainsi, forcé d’emprunter auprès de votre banque, de vos amis ou de votre famille. Le jour du dépassement fonctionne exactement pareil, sauf que l’on parle ici d’une partie de la population mondiale exploitant sans vergogne - et surtout sans limite - les ressources planétaires. Cette surconsommation, calculée en fonction de l’empreinte écologique (c’est-à-dire les surfaces nécessaires pour renouveler les ressources consommées) et de la biocapacité (sa résilience) de la planète, mène fatalement à un épuisement des réserves naturelles. Ce mercredi 2 août, le monde a ainsi vidé tout le capital environnemental que «la Terre peut régénérer en un an», explique Jean Rousselot, responsable eau douce chez WWF (Fonds mondial pour la nature) France. Concrètement, cela signifie que nous avons émis «tout le carbone que peuvent absorber les océans, les forêts et les zones humides», dresse le spécialiste.
Pour reconstituer ce que l’humanité dévore toujours plus vite, il faudrait l’équivalent de 1,7 Terre - presque deux fois moins qu’en France, où pour maintenir notre confort occidental, nous consommons annuellement 2,9 planètes. Un phénomène, dont les stigmates s’illustrent par la déforestation galopante, le dépérissement de la faune ou l’augmentation des émissions de CO2, qui s’aggrave. Dans les années 1970, rappelle Global Footprint Network, l’organisme de recherche international qui pilote ces études depuis 2006, le jour du dépassement tombait fin décembre. En quarante ans, il a avancé de cinq mois. Désormais, la date stagne entre fin juillet, début août.
Pourquoi est-il important de dater le jour du dépassement ?
Pour sensibiliser, d’abord. C’est assez marquant de se dire : «A partir d’aujourd’hui, la population vit à crédit.» C’est un rappel et un indice facile à retenir, qui permet également de marquer une tendance. Aujourd’hui, cet indice stagne, ce qui envoie un signal vraiment négatif. Tout ce qu’on a pu faire, les COP, au cours desquelles les dirigeants du monde se réunissent pour décider de mesures de lutte contre le changement climatique, les grands événements ou les annonces de ces dernières années ne se matérialisent pas. Il n’y a pas de résultats concrets sur le terrain.
Quelles sont les conséquences d’une surconsommation de nos ressources ?
Ce n’est pas durable. On ne pourra pas tenir à ce rythme-là. Cela a des conséquences dans de nombreuses régions du globe. Des ressources s’épuisent du fait de multiples causes, souvent à cause d’un surprélèvement, comme pour la mer d’Aral (quatrième plus grand lac du monde), où, pour la première fois depuis 600 ans, toute une partie du bassin est à sec. Au niveau national, les fortes sécheresses se répètent depuis 2017. Dans certains territoires, cela se traduit par des difficultés d’approvisionnement en eau potable. Donc ça peut toucher tout un chacun. C’est pour ça qu’il faut avoir une consommation raisonnée de nos ressources naturelles, afin d’assurer la bonne santé de la planète pour nos enfants.
Depuis dix ans, la tendance globale stagne, selon Global footprint network qui pilote les études sur le jour du dépassement. Comment l’analysez-vous ?
Sans doute parce que certes une partie des entreprises et des gouvernements se sont mis en marche mais que d’autres, n’ont toujours pas mis en place de plan de décarbonation, ne jouent pas le jeu, voire même aggravent la situation en continuant à consommer des énergies fossiles. C’est pour cela qu’on a un effet de stagnation, et pas un recul à la hauteur des enjeux. Si on veut respecter les accords internationaux, il faudrait que le Jour du dépassement recule de dix-neuf jours tous les ans jusqu’à 2030. C’est un effort conséquent, et plus on le retarde, plus la hauteur de la marche sera haute. Certes on ne régresse plus, mais l’objectif c’est de s’améliorer.
Comment expliquer une telle différence entre le jour du dépassement français, le 5 mai, et le jour du dépassement mondial, le 2 août ?
Tout simplement parce que nous, peuple français, consommons beaucoup plus vite les ressources naturelles que d’autres. Le 2 août correspond à une moyenne de consommation de différentes populations : les dates vont du 10 février (Qatar) jusqu’au 20 décembre (Jamaïque). Cela démontre la variabilité de nos façons de consommer. La même stagnation s’observe au niveau mondial.
Cette année, à WWF France, vous braquez les projecteurs sur nos ressources en eau douce. Pourquoi ?
L’eau douce, on la trouve principalement dans les glaciers, les rivières ainsi que dans les nappes superficielles et souterraines. Cette fine portion d’eau est utilisée pour de nombreux besoins : irrigation, boisson, refroidissement (des centrales), industrie… C’est un élément vital. On a donc voulu mettre l’accent sur une ressource malmenée à travers les âges, et qui, à cause du changement climatique, se retrouve en difficulté. Cette année, dans le nord de la France, la météo n’est pas très chaude, 68 % des nappes restent à des niveaux bas, voire très bas. On va voir comment se termine l’été. Si on continue avec un bon niveau de pluviométrie, il y aura moins de prélèvements (dans les nappes). Il faut aussi espérer que cet hiver, notre compte en banque hydraulique se rechargera.
Autre ressource en danger : l’espace. Cette notion est cruciale, puisque à chaque fois qu’on développe une activité, on consomme de l’espace en direct. Pour manger plus de viande - ce que l’on ne préconise pas du tout - il faut, par exemple, déforester (80 % de la déforestation est liée à l’agriculture). D’où l’importance de la sobriété.
Avez-vous bon espoir que le jour du dépassement recule ces prochaines années ?
Toujours. Des annonces sont faites, il y a une prise de conscience de la part des populations, de la part des décideurs, d’industries… Récemment, des entreprises se sont engagées sur des trajectoires zéro carbone, c’est une première étape. On espère que tout ça fasse boule de neige.
Les pays les plus gourmands en ressources devraient-ils faire plus d’efforts ?
Il faudrait qu’à l’échelle internationale, il y ait une vraie mobilisation, que l’ensemble des pays s’y mettent. Mais, clairement, les Etats les plus riches et les plus développés, ceux dont la date du jour du dépassement intervient le plus tôt dans l’année, ont des responsabilités plus fortes et doivent mettre en place des actions de plus grande ampleur. Ces pays-là ont d’ailleurs souvent un impact sur les autres, à travers les consommations indirectes. Par exemple, en France, quand on achète des tee-shirts, ceux-ci ont subi différents traitements dans leur production et fabrication (je pense notamment à la culture du coton, extrêmement demandeuse en eau). Toute cette consommation importée doit être prise en compte.
Quelles solutions existent pour inverser la tendance ?
Tous les accords internationaux sont au niveau de l’ambition qu’on doit avoir. Donc, respecter ces accords, c’est déjà une partie de la solution. Sur l’enjeu de l’eau, on met trois types de solutions en avant. Tout d’abord, un changement assez systémique alimentaire, qui se résume par consommer moins de viande. Car cela signifie libérer des cultures, irriguées, destinées à l’alimentation animale. L’idée n’est cependant pas de supprimer l’élevage, notamment parce que cela préserve des prairies, importantes pour le stockage de carbone et pour la biodiversité. Il faut ensuite orienter les pratiques agricoles vers l’agroécologie ou l’agroforesterie, qui permettent aux agriculteurs d’être moins vulnérables à la sécheresse. C’est ce qu’on est en train de faire dans les Pays de la Loire.
Enfin, on met en avant les solutions fondées sur la nature. C’est-à-dire, restaurer les zones humides, les cours d’eau… Celles-ci profitent autant à l’eau, en qualité et en quantité, qu’à la biodiversité et qu’à l’absorption du carbone. L’objectif, c’est de vivre en harmonie avec cette planète, ainsi que sa biodiversité, grâce à la sobriété et des solutions concertées de long terme, afin que tout le monde s’y retrouve. C’est pour ça qu’il faut que la puissance publique se mobilise.