L’ancien silo à sucre et sa passerelle ont disparu du port de Marseille. Il y a quelques mois encore, ils témoignaient de l’activité de raffinage liée à la sucrerie Saint-Louis, arrêtée en 2015, sur décision de son propriétaire depuis 2001, le groupe allemand Südzucker. D’ici 2026, la donnée numérique va y remplacer l’or blanc. Le géant américain Digital Realty a en effet choisi ce site pour construire son cinquième data center marseillais, et le quatrième dans l’enceinte même du grand port maritime. Pour ce «MRS5», le leader mondial voit grand, à la mesure des ambitions portées sur le «cloud» marseillais : un investissement de 300 millions d’euros, pour 12 000 m² d’espace informatique équipé et une puissance de 22 mégawatts. En moins de dix ans, la cité phocéenne est devenue un hub internet mondial, passant de la 44e à la septième place en capacité de données. Le top 5 est aujourd’hui à sa portée. Selon Digital Realty, 57 pays et plus de 5 milliards d’utilisateurs sont déjà connectés depuis Marseille grâce aux câbles sous-marins.
Ces chiffres donnent le vertige aux riverains du port, qui pour la première fois réclament «une pause» sur le développement des data centers, très gourmands en électricité. «On se bat depuis des années pour l’électrification des quais pour le fret, de la réparation navale, des ferrys et des bateaux de croisière qui nous polluent avec leurs fumées, explique Patrick Robert, coprésident de la fédération des comités d’intérêt de quartier du XVIe arrondissement de Marseille. Pour tous ces projets, on a beaucoup de mal à avoir l’assurance que la puissance électrique nécessaire sera disponible, et là, on assure à ces data centers qu’ils l’auront ! Il va y avoir des conflits d’usage, des priorités faites. Il faut des études d’impact globales.» En début de semaine, ils ont donné rendez-vous à la brasserie des Docks, située derrière un poste électrique alimentant les data centers du port, avec d’autres associations et des élus locaux. Alors que l’enquête publique préalable au permis de construire se poursuit jusqu’au 27 septembre, le projet du «MRS5» est quasiment bouclé.
«Un méga ordinateur bétonné en surchauffe»
S’il estime «légitimes» les interrogations, Fabrice Coquio, président de Digital Realty France, estime avoir justement pallié les «carences d’Enedis et de RTE [le gestionnaire du réseau public d’électricité en France, ndlr]», en construisant son propre poste de distribution électrique. «Nous avons pris notre destin industriel en main pour ne pas dépendre d’arbitrages», assure-t-il, confiant au passage «qu’il n’y a pour le moment plus d’espace ni d’accès à la distribution d’électricité suffisants à Marseille pour faire des installations dignes de ce nom.» Digital Realty projette donc un sixième data center sur la zone commerciale de Plan de Campagne, au nord de Marseille, vers laquelles l’Etat entend orienter les prochains gros chantiers.
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«Un data center n’est pas un simple entrepôt de stockage, c’est un méga ordinateur bétonné composé de centaines de serveurs qui tournent en permanence, surchauffe et renvoie l’air ou l’eau chaude dans une ville déjà trop sujette à la canicule», alerte de son côté le collectif «Le nuage était sous nos pieds», associé à la Quadrature du Net. Selon eux, le système de «river cooling», la solution de refroidissement du futur MRS5, est «un détournement des eaux potables de l’ancienne galerie minière de Gardanne». «Nous avons identifié ce gisement d’eau toujours à 15 degrés, qui provient d’une rigole du tunnel d’évacuation qui existe depuis 140 ans, mais ce sont des eaux usées, impropres à la consommation, et nous avons reçu l’autorisation de pomper les deux tiers du débit, ce qui ne change rien aux usages, réfute Fabrice Coquio. Il s’agit là d’une innovation majeure, qui a reçu le soutien de l’Ademe et du Fonds vert en Paca.» Du «greenwashing» selon le collectif, qui appelle à «reprendre le contrôle sur les infrastructures du numérique» : «En les comparant à des projets d’intérêt national majeur, comme les ponts ou les gares ferroviaires d’hier, on empêche le débat public d’exister.»
«Cela reste très opaque»
A Marseille, ces infrastructures sont connectées par les 18 câbles sous-marins qui atterrissent sur les plages du Prado. Une trentaine d’autres câbles sont prévus à l’horizon 2030. La ville a aussi sur son bureau une dizaine de nouveaux projets de data centers à moyen terme, et d’autres ne devraient pas manquer d’arriver. Si bien qu’elle a voté, le 20 octobre, une délibération pour «une implantation planifiée et régulée» des futures installations. Une commission data center auditionne à présent les porteurs de projets. La ville plaide aussi pour un «schéma directeur» de la métropole Aix-Marseille. Outre les questions d’énergie et d’environnement, elle soulève les problématiques d’un foncier économique «devenu rare», qui fait que les data centers entrent «en concurrence directe avec les entreprises qui souhaitent s’implanter ou s’étendre». La ville estime par ailleurs que ces centres «créent peu» d’emploi local.
«Quelle entreprise à Marseille a créé, et non pas déplacé, 500 emplois en dix ans ?» interroge en retour le président de Digital Realty France. Le MRS5 doit employer sur le site «entre 40 et 45 personnes» et générer 160 emplois dédiés. Malgré tout, l’élu écologiste marseillais Sébastien Barles, qui appelle à un moratoire sur les data centers, aurait préféré l’installation d’un centre de logistique décarboné «d’intérêt social». «Sur le port, il n’y a pas d’appropriation citoyenne des enjeux, cela reste très opaque», regrette-t-il, comptant sur le grand forum sur les infrastructures numériques bientôt organisé à Marseille.