François Burgat, chercheur au CNRS et spécialiste de l'islam, est aujourd'hui en poste au Yémen.
Bourguiba a-t-il réellement été un pionnier de la modernisation de la société?
Bourguiba entrera sans doute bien dans l'histoire arabe comme le promoteur d'une modernisation très volontariste de la société tunisienne. Kemal Atatürk avait, ailleurs en terre musulmane, déjà montré la voie. Mais Bourguiba n'a pas eu d'équivalent au Maghreb, où non seulement l e royaume marocain mais également l'Algérie sont demeurés jusqu'à ce jour, malgré des itinéraires différents, adeptes d'une même prudence. Bourguiba est le seul à avoir pris le parti de traiter à rebrousse-poil une large composante de la société en imposant des réformes que le colonisateur lui-même n'avait pas osé mettre en oeuvre. C'est là que résident l'originalité de son action et peut-être également une partie de ses limites. Père de la modernisation, il peut être aussi considéré à certains égards comme le père de la déchirure provoquée au sein de la société tunisienne par la réaction islamiste.
A l'époque de ces avancées, il n'y avait pas de courant intégriste. Quel est le poids de ce facteur?
C'est le versant ambigu de son action: on peut considérer qu'il a joué un rôle central dans l'émergence de ce courant. La relative brutalité avec laquelle il a pris à contre-pied la sensibilité musulmane, faisant rimer souvent «modernisation» avec «déislamisation», a généré la montée en puissance de l