Reine de la fête, ambassadrice de la nuit française dans le monde, la chanteuse réaliste Régine, une Fréhel disco-twist, a, entre autres Aznavour ou Barbara, Gaston Bonheur, Modiano, Françoise Sagan, Dorin et Frédéric Botton, connu Gainsbourg, qu’elle popularisa et qui «la fit chanter», selon le titre de l’album hommage 2006 de la dame.
Dans le déploiement de produits d’appel ponctuant la commémoration des quinze ans de deuil, ce recueil à quatorze coups de feu Gainsbourg tient la palme. Entre les classiques Pourquoi un pyjama ou Laisses-en un peu pour les autres, tout près de l’illustre les P’tits papiers, on y trouve, saphir SM inédit de la Grande Zoa, les Bleus. Composée pour Régine, offert en scène à Zizi Jeanmaire par dépit (Régine ayant lâché la ritournelle pour les affaires), les Bleus qui refleurit le bouquet rend Gainsbourg à son meilleur, mylord de berge chantre de la Noyée.
A se demander si Régine n’aurait pas été la vraie muse du tombeur pour la frime, au-delà de l’essaim de Lolitas dont il s’est corseté; si Régine n’était pas son égérie poissarde de poète-éponge aquoiboniste, sa pierreuse au cœur. Tant Régine rappelle à plaisir que Serge, comme elle l’appelle, venait de là, de la goualante popu, du faubourg, entre caves à jazz existentialistes et Mme Arthur, Bel Ami rapin raté des Vieilles peaux et du papier remâché. Si à ce Baudelaire de Capone et sa p’tite Phillis, il fallait une Malabaraise. C’est Régine, point gainsbarre.
A ce titre et sur notre demande, la gainsboureuse ultime entre Bardot, Gall et Birkin, ressuscite pour nous, en marge de ses mémoires à succès du moment et en légende au volume de saison, ses pages de papier du grimoire Gainsbourg.
Rencontre
«Il m’a connue barmaid peu avant, je vendais des cœurs croisés sur les marchés. J’ai été fascinée par ses grandes oreilles, cheveux courts. Il se trouvait pas beau, inconscient du charisme qu’il dégageait, froid, introverti, grand jeune homme dégingandé. Nonchalance élégante, toujours les paupières baissées, son regard coulait. J’allais le voir à Milord l’Arsouille tous les soirs, car, à 23 ans, ouvreuse à deux pas, rue du Beaujolais, j’étais fan de Gainsbourg.
«Un soir, je me suis approchée et lui ai dit qu’il était formidable. Il a murmuré “Faut pas exagérer” comme s’il en redemandait. Je l’ai invité au Whisky à gogo, mon bar. Il voit les tourne-disques, amusé que ce soit moi qui mette la musique. J’ai expliqué que comme ça il n’y avait pas de trous entre les morceaux et je lui montre la piste de danse. Il réfléchit et demande: “Vous appelez cela comment?” “Ben, une discothèque.” Le mot a été inventé dans ces circonstances en 1955.»
Placard à archives
Débuts
«Dans les années 1960, c’est Charles Aznavour qui, pour identifier mon style, quand il m’a écrit ma première chanson, m’a fait apprendre la Javanaise. Et Renée Lebas (qui n’avait pas sa pareille pour dégoter les bons titres : elle enregistrait les chansons dont Piaf faisait des tubes) et ma productrice ont eu l’idée d’appeler Gainsbourg.»
«Les P’tits Papiers»
«“Bonjour, c’est Régine, du Whisky à gogo. J’aimerais que tu m’écrives des chansons, je peux avoir le disque.” Je lui parle d’Emile Stern, mon directeur artistique, et il rigole, car il adorait Tire tire tire l’aiguille ma fille que Stern avait écrit et Renée Lebas chanté après guerre. Le lendemain à trois heures, je vois Serge, accompagné d’une jeune femme qui a sorti un tricot. J’étais en peignoir-bigoudis, Gainsbourg voulait de l’eau et dit: “Ta voix me fait penser à Fréhel”, et ça a été notre déclaration d’amour commune pour cette chanteuse. Il se met au piano et chantonne: “J’te prête Charlie, mais il s’appelle Reviens”. J’étais assise, un peu ébahie, il m’explique l’orchestration, les chœurs, “Voilà une petite chanson”. Puis : “J’ai un autre truc, mais je ne sais même pas si c’est une chanson...” Il sort un papier avec des bouts de phrases et j’entends le début de “Laissez parler les p’tits papiers...” A la minute, je me dis: “C’est ma chanson.” Il y a eu un silence absolu. Stern, Lebas et moi, on se regarde en même temps, on lâche : “Magnifique.” Que ce serait mon tube, la chanson qui resterait, non seulement des douze qu’il m’a écrites mais de tout le répertoire français, je l’ai su immédiatement.
Dîner littéraire
«Avec Malraux, un soir, nous avions parlé superstition, moi croyant aux fantômes et lui aussi. Carmen Tessier, la commère de France Soir, me suggère d’organiser un dîner pour lui. Pour lui, moi ? Qui n’ose déjà pas dire que je picore aux conférences de Krishnamurti ? Je case le ministre à mon dîner littéraire du mardi, avec Sagan, Bettina Graziani, la fiancée d’Ali Khan qui devait se tuer en voiture deux mois avant les noces, Jean Cau, le préfet Louis Dubois et Gainsbourg, qui venait de rencontrer Jane. Il y a eu joute entre Cau et Malraux, sur les sujets qui fâchent : Staline, le Musée imaginaire, ses activités louches en Asie. Serge observait sans un mot, subjugué.
«Le chauffeur, bottes de cuir et casquette, a attendu 6 heures du matin, du jamais vu : Malraux qui rentrait toujours à 22 h 45 tapantes ! Serge me demandait si j’avais conscience des gens qui croisaient chez moi. Warren Beatty ne l’intéressait pas, mais Capote, Marie-Laure de Noailles, Dietrich, Henry Miller... Serge buvait leurs mots, bouleversé. Il n’avait pas de mauvais orgueil.»
Maître chanteur
«Son numéro, c’était de me faire désirer la chanson, comme on désire un homme. Quand j’appelais pour un album, il se défilait, flemmard. C’était une relation SM. Le désir, Serge le voulait venant de moi à travers mon désir des chansons qu’il m’écrivait. Littéralement, il me faisait languir du moment où commençait le rituel. Il commençait par parler: “Tu as vu Scarface ?” On prenait l’escalier de la chambre, tendue de serge noire avec un lit très bas couvert de fourrure de vigogne, il me désignait une place: “Allonge-toi”. La première fois, je me suis posé des questions... Un écran descendait, un rétroprojecteur, il passait le De Palma. Il ôtait ses chaussures (très soigneux de ses affaires, il pliait tout avec soin). “Regarde”, laissait-il tomber, de sa voix murmurée, et je me disais un peu hypocrite, la gonzesse quand même : “Qu’est ce qu’il veut ? C’est un test ?” L’écran remonté, “Alors...?” Moi : “Serge, qu’est ce que tu veux ? Une vraie réaction ? Je préfère l’original.” Et lui : “Moi aussi.” Moi : “Tu ne m’aurais pas donné la chanson si j’avais aimé ?” “Noooon... Mais je ne sais pas si cette chanson est faite pour toi... Si tu vas avoir le culot de la chanter...” Et moi, me disant “Ça y est, on est reparti pour un tour de rituel”: “C’est quoi, la nouvelle ? Un chef-d’œuvre comme les P’tits papiers?” “Ah, tu penses que c’est la meilleure chanson que j’aie faite, les P’tits papiers?” demandait-il sournoisement amusé.
«Au bout de quatre heures, encore à se demander à haute voix s’il devait me la faire écouter, il ouvre un cahier, écrit à la main, le pose sur le piano. “Je ne te dis pas le titre...” et commence à pianoter, genre mal. Je ne dois pas bouger, pas respirer... “Ce n’est pas le bon ton, toi ce serait plutôt ça...” Et, enfin, il commence: “Les femmes ça fait pédé... C’est très très très efféminé”, regard de côté. Moi, pensant “Si je lui montre que je suis déjà emballée, il va penser que je suis lèche-cul...”: “Bon alors, tu me la chantes maintenant ! J’en ai marre ! Le rituel c’est trop douloureux, merde!” Et lui : “Tellement efféminé... que ça fait pédé...” Il s’arrêtait à chaque effet: “...et quand ça bouge les hanches, ça fait rêver les PDG”.»
Fréhel
«Je l’ai compris plus tard, en face de moi il pensait à Fréhel. Quand il m’a fait les P’tits papiers, il pensait aux P’tits pavés. On avait la même passion pour elle ; on aimait Piaf, mais on adorait Fréhel, qui était plus vraie, meurtrie : son amour pour Chevalier, que Mistinguett lui avait piqué, ça nous touchait. C’était notre côté fleur bleue, gamins de Paris, rue.
«Quand il faisait une chanson pour moi, il la faisait pour Fréhel et il voulait la perfection. La plupart du temps, j’étais assez juste, parce que je suis une chanteuse réaliste. Quand je pensais faire mieux, il voulait que sa chanson sonne exactement comme il l’avait écrite pas pour Régine, mais pour Fréhel. Un jour, je lui ai dit qu’on ne pourrait pas la ressusciter, tellement j’étais en colère !»
L’enregistrement
«Il était de toutes les séances, ne buvant pas. On enregistrait en prise directe, il voulait que les musiciens se reposent avant, vérifiait les orchestrations partition par partition, debout ; moi avec mon thermos lait-thé-miel, plutôt élégante, car il n’aimait pas qu’une femme vienne chanter débraillée. Les yeux fermés, il écoutait avec moi, dans un grand respect de sa propre œuvre. Il me contrôlait totalement, je répétais, lui à côté me guidant du doigt. Il était arithmétique en musique comme dans ses mots. Il m’arrêtait pour demander : “C’est vraiment comme ça que tu l’entends?”, m’attrapait le bras et, quand il fallait démarrer, me poussait un peu, me retenait et me guidait physiquement comme si j’étais une manette, répétant parfois : “Je me demande vraiment si cette chanson est pour toi...” Pour moi, venue pimpante, c’était l’ultime insulte.
«Ce n’était pas joyeux quand on enregistrait ; la rigueur était de rigueur, pas question de rigoler, pas de frivolité: “Concentre-toi.” En même temps, il ne voulait pas de mauvaise humeur, de lassitude ; or, quand on a chanté une chanson huit ou neuf fois... Moi, je suis de la première prise, lui pensait que la fatigue débusque une certaine émotion, de la colère. Il me faisait monter des octaves qui n’étaient pas les miens, comme dans Mallo Malory, pour donner de la dureté. Pour tout dire, j’étais au bord des larmes, avec lui. Il disait : “Alors elle est pas faite pour toi, celle-là...” et là, c’était la terreur. Je marchais dix minutes, et je revenais. C’était rude.»
Un cimetière à Venise
«A Venise avec Jane et mon mari, nous au Cipriani et lui au Gritti, il dit : “Je t’emmène à la synagogue”. Il était 6 heures du soir. “Les commerçants juifs vivaient ici, me raconte-t-il. Et les juifs ont été déplacés dans un ghetto.” On longe quelques porches, la pluie s’arrêtait, on débouche sur une place : “Tu vois, c’est là qu’on les a amenés.” Il y avait une fontaine au milieu, on s’est mis à pleurer. “Regarde comme c’est beau et triste.” On sonne à la synagogue, le rabbin sortant la tête dit que c’est fermé ; et la tête de ce rabbin, son italien, après les larmes, nous ont déclenché un fou rire. Il a fallu des heures pour nous remettre, au Harry’s Bar. On visitait beaucoup les cimetières, ça nous rassurait; on appelait cela “des visites de survie”.»
La mort
«Il ne voulait pas que je sache qu’il était malade. Je voyageais beaucoup, je ne le voyais parfois pas de quatre mois. Quand il a commencé d’être très malade, au moment de la scène avec Vanessa Paradis quand il l’a soulevée dans ses bras, il se pensait capable de vaincre la mort. Ce soir-là, dans sa loge du Zénith, quand je lui ai dit: “La Javanaise, c’est ta plus belle chanson, regarde les gosses de 16 ans qui allument leur briquet, quel hommage formidable”, il n’a pas aimé. Parce qu’il ne voulait pas retrouver Gainsbourg, et la Javanaise c’était Gainsbourg. Il voulait rester Gainsbarre, ainsi il survivrait, vaincrait la mort. Il a lu tout cela dans mes yeux. Dans ces moments-là, seul le silence tire les conclusions.»
Mise à jour : article republié le 1er mai 2022 à l’annonce de la mort de Régine