«[.] Je me souviens d'une autre conversation. Avec moi, cette fois. C'était chez lui, en présence de Pierre Bergé, un de ces jours de désespoir, à la veille d'une collection, où il a toujours le sentiment, disait Bergé, que le temps va trop vite, que les modèles ne sont jamais prêts et que l'inspiration elle-même l'a, cette fois, abandonné. Yves Saint Laurent, pour m'expliquer sa détresse - et pour, en lui donnant la forme d'une régularité, tenter peut-être aussi d'en exorciser l'angoisse -, m'expliqua que c'était chaque fois comme une longue brume, tout à fait indéchiffrable, où signes, gestes, citations, couleurs, images, se croisent sans se répondre, s'ébauchent sans prendre forme ; rien ne vient, répétait-il, vraiment rien, pas même un brouillon, un raté, un vêtement moyen ou perfectible - et ce jusqu'au moment (mais viendrait-il, cette fois ?) où, par on ne sait quel effet de grâce, dans l'éblouissement d'une éclaircie parfaitement imprévisible, tout s'arrange, tout s'ordonne et la collection vient tout d'un coup. [.]
«Et puis il faut l'avoir vu travailler enfin, je veux dire vraiment vu, au vrai moment où il invente - là, debout, seul ou presque au milieu de son atelier, avec, autour de lui, les matériaux dont il se sert. Il y a un peu de tissu, bien sûr. Un croquis vague, tout juste esquissé. Une idée de couleur peut-être, un «geste», une «citation». Mais l'essentiel, le matériau fondamental, la matière littéralement première où gît le secret de la robe, c'est la jeune