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dialogue social

A 70 ans, les CE toujours loin de la retraite

L’échec récent de la négociation sur le dialogue social a réaffirmé l'attachement aux comités d'entreprises. Rétrospective.
Réunion de CE à l'usine de métiers textile RCT, Roanne, avril 1966 (©G.Bloncourt/Rue des Archives)
publié le 30 janvier 2015 à 10h42

A l'occasion des 70 ans des comités d'entreprise, Libération vous donne rendez-vous les 3 et 4 février prochains au CNIT-La Défense pour les Rencontres du dialogue social. Informations et inscriptions.

Les comités d'entreprise fêtent leurs soixante-dix ans. Et viennent de sentir passer le vent du boulet. Leur évolution était au cœur de la négociation sur la modernisation du dialogue social qui a finalement achoppé le 22 janvier. Le texte prévoyait de les fusionner avec les autres instances du personnel : délégués du personnel et Comité d'hygiène et de sécurité (CHSCT). Le comité d'entreprise aurait été fondu dans un organe unique baptisé «Conseil d'entreprise». Le mille-feuilles de dispositifs sur la représentation du personnel aurait alors été simplifié. Mais pour ses détracteurs, cette métamorphose aurait abouti à la destruction du code du travail, des CHSCT…

Ce n’est que partie remise. Après l’échec d’un consensus entre partenaires sociaux, le gouvernement a repris la main et annoncé une réforme législative. Les dissensions qui ont accompagné cette négociation montrent combien la question de la participation des salariés à la gestion des entreprises continue de susciter un bras de fer entre syndicats et patronat.

Nés à la suite du programme du Conseil national de la Résistance du 15 mars 1944, qui réclamait «la participation des travailleurs à la direction de l'économie», les comités d'entreprise ont succédé, avec une idéologie inverse, aux comités sociaux instaurés par Vichy en 1941. Les «comités patates» comme on les surnommait avaient rencontré un grand succès en fluidifiant la contrainte de la pénurie de produits de première nécessité. Les comités d'entreprise leur emboîtèrent le pas dans le contexte de rationnement de l'après-guerre. Mais ce rôle qui préfigure leurs activités d'œuvres sociales n'était pas leur seul objectif. «A la revendication syndicale du 'contrôle ouvrier' correspond, atténué par la vive opposition du patronat en ce domaine jusqu'à nos jours, l'octroi aux représentants des salariés de prérogatives économiques», soulignait Georges Mouradian, conservateur général du patrimoine, dans le catalogue d'une exposition sur les comités d'entreprise en 1996 (1).

Attirail législatif

Leur origine juridique repose sur trois textes: un décret du gouvernement provisoire d'Alger signé par le Général de Gaulle en 1944, l'ordonnance du 22 février 1945 portant sur leur institution, puis la loi du 16 mai 1946, défendue par le dirigeant communiste Ambroise Croizat, ministre du Travail. L'attirail législatif adopte finalement un compromis entre l'abandon du pouvoir décisionnel ouvrier en matière économique et la reconnaissance, au profit des élus au CE, d'un monopole de gestion des «œuvres sociales». La loi leur confie «la gestion ou le contrôle de toutes les activités sociales et culturelles établies dans l'entreprise au bénéfice des salariés ou de leur famille». «Toute la philosophie du dispositif est ainsi fixée pour longtemps, puisque les réformes postérieures, y compris les Lois Auroux de 1982, n'en modifieront pas l'économie interne», analysait Jacques Le Goff, juriste et historien du droit, au moment de leur soixantième anniversaire (2).

Aux Archives nationales du monde du travail (3), on trouve des témoignages des difficultés de mise en place des nouvelles instances. Ainsi, celui sur la Filature Kellermann. Fondée au début du XXe siècle, cette entreprise spécialisée dans la filature de laines peignées basée à Roubaix ne sacrifiera qu'en 1954 à l'obligation de créer un CE à partir de 50 salariés. Le mince dossier restitue le contexte du premier scrutin, le 28 octobre 1954. La direction a fait apposer une affichette à destination des 143 salariés: «En vue des prochaines élections, les membres du personnel qui désirent être candidats sont priés de déposer leurs noms avant vendredi soir dans la boîte placée dans ce but à l'entrée du grand couloir…»

Les compte-rendus de ces brèves réunions montrent ensuite une gestion patronale et paternaliste. Chaque fois, le directeur fait un point régulier sur la production, les mouvements du personnel: en mai 1956, «deux ouvriers sont rappelés sous les drapeaux», les jours fériés ou l'évolution des salaires moyens horaire.

Alors finalement, des CE pour quoi faire? A la veille d'un scrutin, toujours chez Kellermann, en septembre 1956, les élus font tourner un questionnaire. «Savez-vous à quoi sert le comité d'entreprise ?» Les réponses sont éclairantes: défendre le personnel ouvrier, jouer l'intermédiaire entre la direction et le personnel, moyen d'améliorer les conditions de travail…

Il y a un souhait de plus grand pouvoir des salariés dans l'instance, mais le CE s'investira d'abord dans ses attributions sociales et culturelles. «C'était l'aspect social, surtout, des possibilités des comités d'entreprise, de développer tout ce rayonnement social, qui, personnellement, m'accrochait parce qu'à ce moment-là, nous essayions bien avec les quelques experts financiers de la CGT, d'obtenir les comptes des entreprises, mais il y avait le barrage comme il a toujours existé à un certain niveau», témoigne ainsi un manœuvre, entré en septembre 1939 à la Snecma.

Nouvelles attributions

A partir des années 50, les CE se structurent, créent des commissions et prennent de l'autonomie. Vivifiés par la croissance économique, ils acquièrent des équipements sportifs et culturels, des centres de vacances. Les CE de Renault et de la Snecma organisent même les «Nuits du CE». Dans la décennie 1960, les attributions économiques du CE vont être renforcées, notamment avec loi du 18 juin 1966, puis par la participation et l'intéressement (qu'ils négocient) et la formation professionnelle. Au moment de 1968, les CE se mettent au service des grévistes. Les accords de Grenelle les confortent: augmentation importante du Smig et reconnaissance des sections syndicales. C'est l'apogée. Les CE, dont le nombre augmente considérablement, passant de 8 500 au milieu des années 60 à 35 000 au début des années 80, élargissent leur champ d'intervention.

La crise, à partir de 1973, se répercute négativement sur leurs subventions, proportionnelles à la masse salariale. Dans les entreprises qui se développent ou se restructurent les relations sont parfois tendues. Les parties aiguisent leurs positions et postures, comme dans cet extrait d'un PV du Comité central d'entreprise de l'entreprise Chausson, spécialisée dans la construction automobile, du 15 février 1973 : «M. X [élu du personnel] regrette d'être obligé de constater qu'un certain nombre de choses sont truquées et que certains renseignements demandés ne sont pas fournis, sur l'ancienneté moyenne du personnel par catégorie par exemple. M. Y [DRH] s'élève une fois de plus contre l'allégation de truquage; laquelle suppose une mauvaise foi qui n'existe absolument pas, de la part de la Direction…»

En 1982, une autre période s’ouvre avec les Lois Auroux qui accordent aux CE plus de prérogatives économiques, créent les comités de groupe et les CHSCT.

Procédures discutées

D’abord balbutiants et regardés avec méfiance des deux côtés, les comités d’entreprise ont vu leurs pouvoirs élargis au fil des soixante-dix années de leur existence. Mais les promesses initiales de démocratie sociale n’ont jamais véritablement été jusqu’au bout. Et aujourd’hui, le débat, illustré par la négociation avortée entre partenaires sociaux, n’est pas tant d’accroître encore un pouvoir de cogestion que d’alléger des procédures qui se sont cumulées sur la durée en alléguant d’une meilleure efficacité et compétitivité.

(1) «C.E. C'est nous : Les comités d'entreprise ont 51 ans», Centre des archives du monde du travail, 1996.

(2) «Les comités d'entreprise, entre contre-pouvoir et activités sociales», Alternatives économiques, N°248, juin 2006.

(3) Extraits des Archives nationales du monde du travail à Roubaix (www.archivesnationales.culture. gouv.fr/camt/)