Menu
Libération
Interview

«Les comités d'entreprise sont une institution charnière»

Le chercheur Jean-Pierre Le Crom retrace la longue marche des CE et du dialogue social.
publié le 30 janvier 2015 à 12h11

Jean-Pierre Le Crom, chercheur au CNRS et auteur de L'introuvable démocratie salariale (Syllepse, 2003) revient sur la création des comités d'entreprise qui fêtent cette année leurs 70 ans.

D’où vient l’idée d’une représentation salariée?

Les accords de Matignon du 7 juin 1936 instaurent les délégués du personnel. Avant cette date, pratiquement rien n'existe comme représentation du personnel, hormis les délégués ouvriers mineurs à la sécurité. Une double opposition l'explique : celle du patronat, et celle de la CGT qui ne pense qu'en termes de représentation syndicale, «conception essentialiste» dixit Rosanvallon. En juin 1936, ce sont même les employeurs qui vont accepter l'idée de délégués du personnel élus par l'ensemble du personnel, pensant qu'ils seront ainsi moins revendicatifs que des délégués syndicaux. Le gouvernement joue aussi délégués du personnel contre syndicats en donnant aux premiers une série d'attributions pour amoindrir les seconds avec le décret-loi du 12 novembre 1938 qui les institue dans les entreprises de plus de dix salariés. Pendant la guerre, une bonne partie des délégués du personnel sont recyclés dans les comités sociaux d'entreprise prévus par la charte du travail et qui connurent un grand succès. A la Libération, leur nombre est évalué entre 8000 et 9000. Ils répondent d'abord aux demandes de ravitaillement, d'envoi de colis aux prisonniers de guerre, de garderie…

Comment intervient la création des CE?

Le programme du Conseil national de la résistance souligne l'importance d'une participation des travailleurs à l'économie. Le Commissariat aux affaires sociales du Comité français de Libération nationale (CFLN) à Alger parle lui de démocratisation dans les entreprises. Quelques expériences vont dans ce sens comme les comités mixtes à la production dans les entreprises d'aéronautique. Un des objectifs que fixe le législateur aux CE c'est l'amélioration de la productivité et du rendement. A la Libération, dans une centaine d'entreprises dont les employeurs étaient soit emprisonnés soit en fuite s'est instaurée une sorte d'autogestion, comme chez Berliet à Vénissieux. Les CE vont être inventés aussi dans la France gaulliste pour barrer la route à ce type d'expérience.

Comment va évoluer l’instance ?

De 1945 jusqu'au début de la guerre froide, en 1947, c'est une période «euphorique» pour les CE, comme la qualifie le prêtre-ouvrier Maurice Combe, secrétaire du CCE de Schneider Creusot. Les CE sont alors un des éléments de la «bataille de la production». Mais rapidement, on change de monde avec la guerre froide, le plan Marshall, l'éviction des ministres communistes du gouvernement, une CGT plus revendicatrice. De 1951 à 1967, on assiste à leur diminution. D'environ 10 000 en 1950, on en compte plus que 6 000 en 1965. Cette institution qui devait rénover la démocratie industrielle, ne marche pas vraiment. Chez Renault à Billancourt en 1956, on ne trouve même pas assez de candidats pour les élections de délégués du personnel.

D’où provient ce désinvestissement ?

Du contexte politique: la CGT répercute dans l’entreprise tous les mots d’ordre du Parti communiste (lutte pour la paix, contre le plan Schuman). La répression syndicale a aussi son rôle: l’ordonnance de 1945 protège les élus contre le licenciement, en imposant l’accord de l’inspecteur du travail. Mais à partir du début des années 50, les patrons vont réaliser qu’ils peuvent se tourner vers la voie judiciaire. Enfin, il faut attendre les années 70 pour que les délégués puissent être réintégrés. Enfin, les CE jouent un faible rôle sur le plan économique, le patronat diffusant des informations peu lisibles et orientées, les salariés manquant souvent de formation.

Et après 1968 ?

Leur nombre est multiplié par 2,5 entre 1967 et 1974. Deux lois expliquent ce développement: une ordonnance de 1967 qui rend obligatoire l’intéressement et la participation, et la loi de 1971 sur la formation professionnelle. Dans les deux cas, les employeurs sans CE sont pénalisés financièrement. En 1969, 600 CE sont créés dans la foulée de l’ordonnance de 1967. Mais la moitié n’ont qu’une existence formelle ou d’organisation des sapins de Noël… Les lois Auroux de 1982-1983 vont créer des dispositions intéressantes comme l’information développée et simplifiée, les comités de groupe, le CHSCT. Mais l’institution n’a toujours pas de pouvoir en matière économique avec des attributions purement consultatives.

La délégation unique du personnel (2005) rencontre un certain succès. Les entreprises de moins de 200 salariés ont la possibilité de fusionner les mandats des délégués DP et CE. Le conseil d’entreprise, qui était au cœur de la négociation sur la modernisation du dialogue social, s’en inspire largement.

Quel est le rôle aujourd’hui du CE ?

Le CE est devenu l’institution centrale des relations professionnelles. La distinction issue de la Seconde Guerre mondiale, d’un côté la représentation du personnel élue et de l’autre les syndicats pour la négociation de branche, s’est un peu effritée avec les accords atypiques, signés par les CE ou les DP dans les entreprises où il n’y a pas de syndicat. Or il y a de plus en plus d’entreprise sans syndicats, notamment avec le développement de la sous-traitance. La négociation collective s’est déplacée de la branche vers l’entreprise. Le comité d’entreprise joue de fait un rôle majeur en matière de négociation collective. Et le CE, par ailleurs cellule de base de la mesure de la représentativité syndicale, apparaît comme une institution charnière.