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TRIBUNE

Plateformes collaboratives : du partage de la valeur au partage du pouvoir

Accusée de tous les maux dans la bataille qui oppose les taxis aux VTC ou encore Airb’n’b aux hôteliers, l’économie collaborative a passé le début de l’été sur l’échafaud politico-médiatique. Elle en est sortie diminuée, vidée de son sens. Arrivée pleine de promesses, elle concentre aujourd'hui la somme de toutes les peurs.
Marc-Arthur Gauthey est le co-fondateur de l'association OuiShare qui s'intéresse de près à l'économie collaborative.
par Marc-Arthur Gauthey, co-fondateur de OuiShare
publié le 18 septembre 2015 à 16h24

Tribune. Depuis bientôt quatre ans passés au sein de OuiShare à étudier, analyser, comprendre et souvent promouvoir les nouveaux systèmes de co-création et de distribution de la valeur, j'en viens parfois à me demander si je n'avais pas tout faux. Ou peut-être le débat autour d'Uber a-t-il cristallisé tant de tensions qu'il n'a pas permis de faire émerger un second niveau d'analyse : puisque les plateformes ne sont pas des entreprises comme les autres, peuvent-elles être gérées comme des entreprises comme les autres ?

"Uber joue sur le développement de l'autonomie, sur le sentiment qu'avec Internet et l'essor de l'économie collaborative, chacun va avoir le sentiment de se construire lui-même sa petite vie", expliquait ainsi Raphaël Enthoven dans les colonnes de Challenges. "C'est une illusion. Cette célébration de l'autonomie va de pair avec une uniformisation des comportements". Entendez : les plateformes définissent des standards sur lesquels vous n'avez aucun pouvoir, puis vous vendent tout un marketing de l'accomplissement personnel à l'intérieur de règles, parfois tacites, extrêmement strictes.

A la fois clients, fournisseurs et contributeurs, il y a fort à parier que les utilisateurs des plateformes devront tôt ou tard être associés au processus de décision. De nouveaux modèles de gouvernance à trois bandes (entreprise, actionnaires, utilisateurs) vont voir le jour. Si les entreprises les refusent, elles se mettront en danger car elles ne disposent après tout d’aucun actif matériel. La masse critique d’utilisateurs qu’elles ont su générer constitue la seule véritable barrière à l’entrée. Des géants aux pieds d’argile qui s’écrouleront comme un château de cartes le jour où leurs utilisateurs décideront d’aller voir ailleurs, ou pire, le jour où ils se rebelleront.

Car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit. Or pour faire face à ce risque, elles n’auront bientôt d’autre choix que de créer un niveau de relation et de rétention qui va bien au delà de la qualité du service. Ce niveau, c’est le partage non seulement de la valeur, mais aussi du pouvoir. Voilà comment nous allons passer d’une génération de plateformes autocratiques, à l’émergence de modèles d’entreprises polyarchiques en constante co-construction.

Cela a en fait déjà commencé. Il va maintenant être intéressant d’observer l’évolution des relations qu’entretiennent les plateformes avec leurs utilisateurs. Etsy (place de marché de biens manufacturés) a distribué 5% de ses actions à ses vendeurs quelques jours avant son introduction en bourse en avril dernier. Début juillet, les modérateurs bénévoles de Reddit (la «page d’accueil d’Internet») ont fait grève et bloqué le service pour protester contre le licenciement d’une employée. Soumises à diverses pressions de la part des utilisateurs, Ellen Pao, la PDG, a dû démissionner.

Deux exemples qui prouvent que l’on ne pourra pas tenir bien longtemps celles et ceux qui créent la valeur à l’écart des décisions et des bénéfices. Ce n’est qu’une question de mois pour que de véritables syndicats d’utilisateurs de plateformes voient le jour. Les rapports de force vont-ils s’inverser ou se durcir ? Qu’elles le veuillent ou non, les plateformes génèrent un bien commun qui leur échappe et dont les utilisateurs vont peu à peu s’emparer pour redéfinir les règles.