C'est la nouvelle incantation à la mode : la société du partage est en marche et va régénérer notre modèle capitaliste épuisé au nom du "share", du "care" et du saint profit. L'économie mondiale aurait trouvé ses sauveurs, qu'ils s'appellent Airbnb, Uber, BlaBlaCar ou leurs suiveurs. Rassemblés à l'occasion des Rencontres de l'entreprenariat social de Bordeaux, plusieurs têtes pensantes de l'économie collaborative ont eu à cœur de ramener l'auditoire sur terre. Alors oui, constate Mathieu Maire du Poset, directeur général d'Ulule, "l'entreprenariat explose en ce moment" sur le site de crowdfunding français, "mais c'est un mode de financement complémentaire, qui n'a pas vocation à remplacer les autres". Les entreprises du partage sont des boîtes comme les autres, soumis aux mêmes impératifs, aux mêmes désillusions, aux mêmes galères. Douché par l'échec de Cup of Teach, un projet d'université entre particuliers, Marc-Arthur Gauthey en a tiré un article cinglant intitulé "Pourquoi la plupart des sites de consommation collaborative ne marcheront jamais". Carrément. "On s'est tous fait un peu avoir par le marketing du collaboratif", confesse le cofondateur du think tank Ouishare.
Une fois l'angélisme enterré, il y a tout de même des places à prendre, des choses à imaginer. "On est passé d'un système fermé à quelque chose de plus ouvert, commente Raphaèle Leroy, responsable des relations clients et de la RSE de la Banque de Détail en France de BNP Paribas. Les autres acteurs nous incitent à nous réinventer, à travailler avec eux." Gary Cigé a fondé l'Usine IO, un atelier collaboratif qu'il compare à "une salle de fitness". On vient en blouse et pas en short moulant, mais la sueur est bien là, autour des machines mises à disposition pour créer des objets connectés médicaux ou sportifs, une marque de skate-board, une grue démontable pour le cinéma... D'après Gary Cigé, l'endroit agrège tous les publics, "du retraité qui vient inventer son produit à la personne qui veut tester de nouveaux sextoys". Il accueille aussi des équipes de grands groupes, qui préfèrent construire leurs prototypes de façon externalisée et finalement plus flexible.
Derrière cette débauche d'inventivité, forcément réjouissante, c'est tout le marché de l'emploi qui se transforme et se disloque, avec la multiplication des "intermittents du travail", entrepreneurs sans véritable statut ni protection affairés à monter des projets. "Mon grand-père a eu le même boulot pendant 40 ans, ma mère en a changé tous les dix ans et moi j'en ai dix par jour, explique Marc-Arthur Gauthey. Je ne sais pas où ça va, je bosse à gauche, à droite... Le jour où je n'ai plus de clients, plus de projets, c'est le gouffre." Pour l'économiste Yann Moulier-Boutang, la société du partage est comparable à "la découverte d'un nouveau continent". Elle compte ses pionniers mais aussi ses prédateurs, ses profiteurs... "D'où l'importance de l'économie solidaire pour essayer de préserver ce capital de pollinisation humaine", rappelle celui qui aime comparer les forces vives du numérique à des abeilles qui déplacent les grains de pollen loin de la sphère industrieuse du miel.
Aujourd'hui, c'est Google et consorts qui gèrent l'affaire et jouent les apiculteurs. Et dans cette ruche vibrionnante, l'Etat peine à jouer un rôle protecteur. "L'économie numérique va trop vite pour les gouvernants, constate Gary Cigé de l'Usine IO. Même les Etats-Unis, pourtant supposés plus réactifs et plus flexibles que la France, sont incapables de réagir face à des entreprises comme Uber." Le temps de s'adapter et de forger une législation idoine, toutes ces sociétés érigées en exemples, anciennes start-up devenues mastoc, seront peut-être déjà dépassées, obsolètes. "Aucun empire n'est éternel, prophétise Marc-Arthur Gauthey. Uber et Airbnb vont finir par mourir. D'autres seront plus malins qu'eux."