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COP 21, la société civile s'engage pour le climat

Le Canada et le climat : un cancre à Paris ?

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Le pays a fait de l’exploitation du pétrole des sables bitumineux la pierre angulaire de son développement national, quitte à renier ses engagements internationaux en matière de lutte contre les changements climatiques.
Le Premier ministre canadien, Stephen Harper, lors d'un débat électoral le 28 septembre à Toronto. (© Mark Blinch / Reuters)
par Alexandre Shields, journaliste spécialiste de l'environnement pour Le Devoir
publié le 29 septembre 2015 à 11h18

Le refrain se répète régulièrement depuis que le gouvernement conservateur de Stephen Harper a pris le pouvoir au Canada en 2006 : les groupes environnementaux lui décernent, année après année, le «prix fossile», une façon de souligner son inaction et même son blocage systématique dans le cadre des négociations climatiques mondiales.

Si le déluge de critiques provenant de personnalités aussi influentes que le secrétaire des Nations unies, Ban Ki-moon, est devenu la norme, il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. En fait, le Canada a déjà joué un rôle international particulièrement actif, si ce n’est en actions concrètes, du moins en termes de diplomatie. Et Ottawa avait ratifié le Protocole de Kyoto, dont l’entrée en vigueur avait d’ailleurs été soulignée à Montréal en 2005.

Le ton a toutefois changé radicalement avec l'arrivée du gouvernement Harper, qui n'a pas hésité à jeter aux oubliettes l'accord de Kyoto en 2011. Le ministre de l'Environnement, Peter Kent, a alors affirmé que le Protocole était un «obstacle» à toute solution aux changements climatiques. Il faut dire que son chef, M. Harper, avait lui-même déjà qualifié cet accord de «complot socialiste qui vise à soutirer des fonds aux pays les plus riches». Dans une lettre rédigée en 2002, il dénonçait aussi l'idée de cibler les émissions de CO2, jugeant plutôt que ce gaz à effet de serre est «essentiel à la vie». Le futur premier ministre canadien affirmait alors que les preuves scientifiques des bouleversements du climat étaient «modestes et contradictoires».

Au nom du pétrole

Stephen Harper, qui pourrait bien être réélu aux élections canadiennes du 19 octobre, est un politicien de l’Ouest du pays, une région qui appuie une bonne partie de sa croissance économique sur l’exploitation de ressources pétrolières et gazières particulièrement importantes. Grâce au pétrole des sables bitumineux, le Canada peut se vanter de posséder les troisièmes réserves mondiales d’or noir.

Or, ce pétrole, de l'avis de plusieurs scientifiques de renom, ne devrait pas être exploité. Non seulement sa production émet davantage de CO2 que les ressources dites conventionnelles, mais cette industrie serait aussi responsable de dommages environnementaux majeurs dans les zones d'exploitation. «Si le Canada va de l'avant, et si nous laissons faire, ce sera la fin pour le climat actuel», résumait en 2012 James Hansen, ancien haut dirigeant de la NASA et membre du Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC).

En entrevue au Devoir l'an dernier, la plus haute responsable du dossier climatique aux Nations unies, Christiana Figueres, avait aussi pressé le Canada de se détourner de l'exploitation et de l'exportation du pétrole des sables bitumineux. «Qu'il s'agisse du Canada ou de toute autre juridiction, la situation est la même. La tendance lourde à l'échelle de la planète consiste à se diriger vers une économie à faible empreinte carbone. Cette transition est irréversible», avait insisté la secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCUNCC).

Confronté aux critiques et aux preuves scientifiques irréfutables, le gouvernement Harper a choisi de prendre le bâton du pèlerin pour promouvoir le pétrole albertain sur la scène internationale. Ottawa n'a pas non plus hésité à user de menaces pour faire accepter ses ressources énergétiques fossiles. Lorsque l'Union européenne a débattu en 2013 de l'idée d'identifier le pétrole des sables bitumineux comme étant «très polluant», le ministre des Ressources naturelles de l'époque, Joe Oliver, a menacé de traîner l'Union devant le tribunal de l'Organisation mondiale du commerce.

La même année, à Washington, M. Oliver a mis en garde le gouvernement américain contre tout refus du projet de pipeline Keystone XL, qui doit transporter du pétrole du nord au sud du pays. Pendant ce temps, au Canada, le gouvernement s’en est pris à plusieurs reprises aux écologistes tout en continuant d’être généreux avec l’industrie pétrolière et gazière, qui bénéficie encore aujourd’hui de centaines de millions de dollars de fonds publics d’aides de toutes sortes chaque année.

Condamné à l’échec

Ottawa a aussi mis en place un processus moins contraignant d’évaluation environnementale des projets d’exportation du pétrole, essentiellement liés à des projets de pipelines. Par exemple, l’Office national de l’énergie, responsable de l’étude de ces projets, n’aborde pas la question des émissions de gaz à effet de serre (GES) découlant de la production pétrolière qui doit circuler dans les pipelines. Ces émissions sont pourtant significatives. Le plus gros projet actuellement en développement, Énergie Est (qui doit traverser le Québec), permettra de transporter chaque jour 1,1 million de barils de pétrole albertain. Les émissions annuelles associées à ce pipeline pourraient atteindre 32 millions de tonnes de GES, soit l’équivalent de sept millions de véhicules.

De plus en plus controversés, les projets de pipelines n’en sont pas moins devenus essentiels pour l’industrie pétrolière. Certes, le contexte actuel des prix n’est pas favorable, mais globalement, la croissance doit être au rendez-vous au cours des prochaines années. En théorie, la production de l’Alberta doit dépasser les trois millions de barils par jour dès 2020, puis cinq millions en 2030. Sans pipelines, il sera impossible de transporter tout ce pétrole enclavé au cœur du continent nord-américain.

Le hic, c’est que cette croissance de l’exploitation condamne le Canada à l’échec en ce qui a trait à la lutte contre les bouleversements climatiques. Déjà, l’Alberta est la grande responsable de la hausse constante des émissions de gaz à effet de serre du pays. Ses émissions totales sont supérieures à celles du Québec et de l’Ontario réunies. À elles seules, les fuites fugitives du secteur pétrolier et gazier dépassent celles du secteur des transports au Québec. Mais le premier ministre Harper a été clair : il n’est pas question pour son gouvernement de réglementer les émissions.

GES en hausse

Année après année, on constate ainsi que le Canada rate complètement ses cibles de réduction de GES, pourtant revues à la baisse à la suite de l’abandon des objectifs du Protocole de Kyoto. Les conservateurs s’étaient en fait engagés à réduire de 17 % les émissions d’ici 2020, et ce, par rapport à 2005. Cela équivaudrait à émettre 611 mégatonnes (Mt). Or, selon les plus récentes données d’Environnement Canada, les émissions de GES atteindront plutôt 726 Mt en 2020.

Si le Canada avait respecté les objectifs de Kyoto, les émissions du pays ne dépasseraient pas les 490 Mt à la fin de la présente décennie. Mais en raison de la croissance continue de la production des sables bitumineux, les émissions devraient être plus élevées de 11 % en 2030 par rapport à 2005. Ottawa a cependant promis en mai dernier de les réduire de 30 % en 2030, toujours par rapport à 2005. Une cible tout simplement irréaliste, ont réagi scientifiques, écologistes et partis d’opposition.

Outre le caractère en apparence utopique de la cible de réduction de GES annoncée par le gouvernement Harper, reste une autre grande incertitude, politique celle-là. Des élections se tiendront le 19 octobre au Canada. Or, à moins d’un mois du scrutin, difficile de voir quel parti formera le prochain gouvernement en place à Ottawa. Les trois principales formations (Parti conservateur, Parti libéral et Nouveau Parti démocratique) sont toujours au coude à coude dans les intentions de vote.

Les conservateurs ont déjà annoncé leur intention de s’en tenir à leur cible, tout en pressant pour un accord sur le climat qui forcerait les pays «émergents» comme la Chine à se doter de cibles contraignantes de réduction de leurs GES. Chez les libéraux et les néo-démocrates, on dit vouloir faire mieux que le gouvernement Harper. Mais aucune de ces formations ne s’oppose à la croissance de la production des sables bitumineux. Et aucune n’oppose une fin de non-recevoir définitive à des projets d’exportation, comme l’imposant pipeline Énergie Est.

Dans ce contexte, reste cette question : le Canada sera-t-il en mesure de se présenter au Sommet de Paris en joueur actif dans la lutte contre les changements climatiques ? Ou se contentera-t-il de son rôle de cancre, comme il le fait depuis maintenant une décennie ?