Vous aimez Paris, Libération vous invite au Forum : «Citadins & Citoyens», une journée de débat le 25 septembre au BHV MARAIS consacrée à la ville et à ses métamorphoses. Alexandre Chemetoff participera au débat «La nature en ville ?». Inscrivez-vous ici.
L’été 2016, parcourant la région parisienne, je regarde autour de moi. Comment imaginer la ville sans nature? Partout ou presque, là où la ville s’est constituée, on voit les traces d’anciennes occupations perdurer, campagne oubliée où les restes d’anciennes cultures revenues à l’état de nature affleurent. Ces végétations indisciplinées, ces sinuosités, ces alignements et ces perspectives, réminiscences des états antérieurs du paysage, dessinent un nouvel état de la ville gagnée par des exubérances insoupçonnées, ressources de libertés nouvelles.
Le bruit de la campagne en pleine métropole
Le «bureau des paysages» est un atelier d'urbanisme, de paysage et d'architecture. C'est à partir de là que je mets cet art polytechnique au service de la ville et des territoires. C'est aussi un terrain en longueur qui s'étire sur le coteau de la Bièvre à Gentilly. Une parcelle en lanière constituée d'une alternance de pavillons et de jardins, adossée au mur de soutènement de l'aqueduc de Médicis. Depuis le fond du jardin, dans une serre où j'ai installé ma table de travail, je vois des grands érables et des bambous puis, tournant vers le nord-est en direction de Paris, par-delà le mur de clôture, des immeubles se découper sur le ciel. On entend le bruit des chantiers voisins et le vrombissement des hélicoptères qui se dirigent vers l'ouest en direction de l'héliport d'Issy-les-Moulineaux. Lorsque le vent vient du sud, on perçoit le bruit sourd des automobiles franchissant, sur le viaduc de l'autoroute du sud, la vallée de la Bièvre, en amont. Dans la douce lumière de l'Île-de-France, au cœur de la métropole, le soir quand les bruits de la ville se font plus lointains, on entend le chant des oiseaux et le jacassement incessant des pies.
Longeant la rivière en direction d’Antony, je me rends à bicyclette à la piscine de plein air de la Grenouillère dans le parc de Sceaux. Je connais bien ce parcours. Nous avions imaginé à la fin des années quatre-vingts comment redécouvrir et révéler la Bièvre. Ce que nous avions initié, est à présent largement réalisé.
À Gentilly, le cours de la rivière passe dans un parc aménagé à partir du coteau boisé existant. Il est enjambé par le viaduc de l’autoroute depuis les hauteurs de Villejuif jusqu’au plateau de Montrouge. Là, sous le tablier, dans un silence remarquable, une piste de skate-board, des jets d’eaux, des terrains de sport dessinent le long de la Bièvre, encore recouverte, une perspective qui s’ouvre vers l’horizon du treizième arrondissement où se dressent des tours. Une mosquée, provisoirement installée dans des baraquements sur l’emprise d’une ancienne station-service, attend des jours meilleurs ; un panneau placardé sur la palissade appelle à la générosité de chacun. Un site abandonné renaît et le long de la rivière, toutes les cultures ont leur place dans la géographie retrouvée de la grande ville.
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Plus loin, à Arcueil, on franchit trois aqueducs adossés, le romain, le Médicis, le Belgrand, trois périodes, trois repères parisiens : les thermes de Cluny, le palais du Luxembourg, le réservoir de Montsouris. Il y a ici une certaine permanence topographique et historique. Loin du centre, nous sommes ainsi rattachés au cœur de la capitale. Derrière un mur, une propriété close est à l'abandon, c'est le laboratoire de Pierre et Marie Curie, devenu zone interdite. La nature y retrouvera-t-elle ses droits ? On pense à Tchernobyl et aux récits de ceux qui, bravant l'interdiction, choisissent d'y vivre par attachement à leur terre ou pour y trouver une forme de liberté. C'est exactement là où se tenaient les jardins d'Arcueil, auxquels une exposition a été consacrée au musée du Louvre à Paris. Sa visite «Sous les frondaisons d'Arcueil», nous laissait loin de la réalité d'aujourd'hui. Il existe pourtant un lien sensible entre les dessins du dix-huitième siècle et ce que l'on voit maintenant. En l'établissant par des allers et retours, des repérages et des pérégrinations historiques, une banlieue indéchiffrable devient un lieu de culture où la nature retrouve ses droits et son sens.
À Cachan, un quartier nouveau, que l’on croit d’abord sans esprit, s’ouvre sur le cours de la Bièvre. Il se compose autour d’un jardin linéaire épousant le tracé d’un de ses bras. Sous l’aqueduc du Loin, l’eau coule à l’air libre. On entend le jaillissement d’une fontaine au milieu de rochers. Grâce à la rivière retrouvée, tout prend un sens et ce qui ne serait qu’une densification de plus, devient un lieu de vie, une possibilité nouvelle pour habiter la grande ville.
À L'Haÿ-les-Roses, un marché en longueur suit le cours de la rivière. Sur les étals, on voit des amoncellements de fruits et légumes. On pense aux jardins productifs, ceux qu'observait, au petit matin, Erik Satie, rentrant chez lui. Il y a un rapport particulier entre les villes et les lieux de productions souvent si lointains et qui pourraient être si proches. Le marché de plein air est un lieu de paradoxes. On peut y entreprendre, comme Luc Moullet, la «Genèse d'un repas», ou goûter aux plaisirs de l'abondance en parcourant le fabuleux marché des Lices à Rennes où se mêlent, d'étals en étals, les produits de la mer et de la terre.
Plus loin, la Bièvre est à ciel ouvert, débarrassée de son enveloppe de béton. On la voit longer un bassin d’orage planté de saules pleureurs. Au-delà, sur le coteau qui s’élève en pente douce jusqu’au Parc de Sceaux et sur l’autre versant de la vallée, s’étagent des constructions sans qualités particulières. Avec l’eau courant à ciel ouvert entre les roseaux et les iris, un désordre urbain banal et répétitif devient une vallée vivante. La Bièvre n’est pas seulement une rivière mais une façon de révéler la géographie pour rendre au territoire de la grande ville son identité et sa raison. Avec elle, c’est la ville qui change de nature. Tout est comme avant et pourtant tout est changé. Avec l’avènement de ce paysage, une ville apparaît. Plantée d’un double alignement de Ginkgo biloba, arbre fossile apparu il y a deux cent soixante-dix millions d’années et qui résista à la bombe d’Hiroshima, la route est devenue une rue. Les arbres pionniers annonçaient des changements qui sont advenus.