Appelé régulièrement à s’adapter, le système social français va-t-il finir par se fissurer sous les soubresauts de la crise ou les évolutions du marché du travail ? Si l’édifice paraît solide, plusieurs réformes récentes sont venues remettre en question ses grands principes. Dernière en date, issue de la loi travail : le compte personnel d’activité (CPA), qui permettra de cumuler certains droits, comme la formation, ou des points liés à la pénibilité permettant, entre autres, de partir plus tôt à la retraite. Avec la possibilité de conserver ce compte en cas de changement d’entreprise.
Pour l'instant embryonnaire, le CPA favorise cependant une conception opposée aux grands piliers de la protection sociale : «Cette logique patrimoniale et individuelle d'accumulation de droits est antinomique avec l'esprit de la Sécurité sociale, où prévaut le principe de solidarité, explique Antoine Math, chercheur à l'Institut de recherches économiques et sociales (l'Ires). Aujourd'hui, par exemple, vous avez beau cotiser à l'assurance maladie, si vous n'en avez pas besoin, vous ne touchez rien.» A l'inverse, un assuré peut bénéficier de soins dont les coûts peuvent excéder le niveau de ses cotisations. Une logique bien différente de la capitalisation du CPA : ainsi, pour la pénibilité, les droits sont transformés en points, permettant ensuite de choisir entre de la formation, un passage à temps partiel ou un départ anticipé à la retraite. Pour Bernard Gazier, économiste à l'université Paris-I, cette individualisation risque de conduire «à accumuler des droits pour des gens qui n'en ont pas forcément besoin : les plus informés, ceux qui sont déjà dans le monde du travail».
Dans une moindre mesure, l'assurance chômage, avec le principe d'«un jour cotisé, un jour indemnisé» ou encore les droits rechargeables, introduits en 2014, entrent dans cette logique. «Or, plus on est dans un système contributif et individuel, plus on s'éloigne de la protection sociale», estime Antoine Math.
Autre réforme récente, qui, dans un autre registre, a ému les défenseurs du caractère universel de la Sécu : la modulation, depuis 2015, des allocations familiales en fonction des revenus. «Cette mesure a toutes les apparences de la justice sociale. Sauf qu'elle conduit à réserver les prestations aux plus pauvres, et donc, à terme, à réduire le consentement des classes aisées à contribuer financièrement à la protection sociale», estime Christophe Ramaux, de l'université Paris-I. Un risque né d'un souci d'économie, mais aussi d'une idée fausse, «qui considère que la protection sociale aurait pour but, à la place de l'impôt, de réduire les inégalités». Alors que sa raison d'être historique, rappelle-t-il, est «de répondre à des besoins que le marché ne peut pas remplir correctement».