Après la journée mondiale de l'AVC, Libération organise «Quand le corps s'éclipse», une journée de débats sur les liens entre maladie et société. La philosophe Céline Lefève participera au débat «Les invisibles». Inscrivez-vous ici pour assister au Forum.
Jour et nuit, la lueur de l’hôpital indique dans la Cité la garantie d’un accueil et d’un secours, elle symbolise le soin que la société se doit et se donne à elle-même. Pourtant, l’hôpital demeure un point aveugle en nos vies. Nos yeux s’en détournent à cause de la peur de la maladie. Une fois le seuil franchi, nous nous perdons souvent dans ses couloirs en ayant la sensation de ne rien y voir. Et finalement y apparaissent ceux que d’ordinaire nous ne voulons pas voir.
A l’hôpital se joue aussi, pour les personnes malades, un jeu complexe entre regard et «invisibilisation». Le regard clinique, notamment grâce à l’imagerie médicale, tente d’y rendre visible l’intériorité invisible du corps. Tandis que le visage et le corps - dans ce qu’ils ont d’expressif - et la personne malade - dans ce qu’elle a de singulier - sont d’abord rendus invisibles. On le sait depuis les travaux du sociologue Erving Goffman, le fonctionnement de cette «institution totale» implique la dépersonnalisation des malades qui, à leur admission, ne doivent plus être considérés que comme des patients et sont, pour cela, dépouillés de leurs multiples identités biographiques et sociales. Aujourd’hui, la qualité et la sécurité des soins exigent la protocolisation des pratiques et la standardisation des parcours. Par exemple, un Numéro d’Identification Personnelle imprimé sur des étiquettes autocollantes est attribué à chaque patient. Identifier le patient, c’est éviter des erreurs et assurer sa sécurité, mais c’est aussi l’invisibiliser, nier sa personne quand il n’est autorisé à s’exprimer qu’à la condition d’exhiber ses étiquettes. Tandis que, parallèlement, on peut ébruiter des informations confidentielles le concernant ou bafouer son intimité.
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Dès lors, il convient non seulement de penser les questions de ressources et d'organisation à l'hôpital (et au-delà), mais aussi de former les professionnels de santé à regarder et à voir la personne malade autant que sa maladie ou son bilan. Non pour interpréter sa psychologie, ni préjuger de son histoire ou de son milieu social, mais pour saisir ce qui lui importe. Dans la formation médicale, des innovations pédagogiques contribuent déjà à cette autre fabrique du regard – donc de l'attention et du soin - en s'appuyant précisément sur le cinéma et en l'associant aux sciences humaines et sociales. Le récit, la mise en scène, l'incarnation des personnages, dans de grandes œuvres de fiction ou documentaires, aident en effet à se décentrer du point de vue biomédical ou organisationnel. Le cinéma donne à sentir et à comprendre l'expérience intime et sociale des personnes malades et de leur entourage. Il ouvre sur d'autres vies, d'autres émotions, d'autres valeurs. Comment mieux saisir les sentiments et les besoins d'une jeune femme qui attend les résultats d'un dépistage de cancer qu'en regardant marcher et se métamorphoser Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda ? Y a-t-il une représentation plus exacte du désarroi du malade en quête de diagnostic que dans les consultations répétées et les nuits sans sommeil du Journal intime de Nanni Moretti ? Le parcours du jeune interne de Barberousse d'Akira Kurosawa ne nous initie-t-il pas à l'écoute du récit de vie des malades ? Tant de films, de Titicut follies de Frederik Wiseman à N'oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois en passant par Johnny got his gun de Dalton Trumbo, nous montrent la nécessité, la diversité et les difficultés des relations de soin. Regarder ces films et en discuter, avec l'aide de la philosophie, de l'histoire ou de l'anthropologie, permet de voir ce qui, bien que douloureux, peut rester inaperçu.