Jeudi 8 décembre, Libération organise «Migrants, la solidarité au travail», une soirée de débat sur le défi de l'intégration, à laquelle participera Michel Agier. Inscrivez-vous ici pour y assister.
«Tout d'abord nous n'aimons pas que l'on nous qualifie de «réfugiés». Nous nous baptisons «nouveaux arrivants» ou «immigrés», écrivait en 1943 la philosophe allemande Hannah Arendt, réfugiée aux Etats-Unis depuis 1941, dans «We refugees», un texte devenu célèbre. Ce récit est l'un des premiers à décrire, de l'intérieur, la subjectivité des réfugiés. «On appelle de nos jours «réfugiés» ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un nouveau pays complètement démunis et qui ont dû recourir à l'aide de comités de réfugiés».
Quelle identité ?
Ce que ce texte nous dit, traversant l'histoire, c'est qu'on est toujours autre chose que réfugié quand on est appelé «réfugié». Réfugié n'est pas une identité – ni nationale, ni ethnique, ni culturelle –, c'est une catégorie institutionnelle. D'autres mots, comme migrant ou exilé, font, eux, référence à une condition, une expérience partagée par des personnes en mouvement. Parfois désignées, par les instituions, les politiques, les médias et le public en général, comme «réfugiés», ou «demandeurs d'asile», et parfois comme «migrants économiques». Cette condition est diverse et changeante selon les contextes et les moments de l'histoire, elle est bien plus large que les qualificatifs figés qu'on lui attribue ici et là. Sont donc «réfugiés» celles et ceux qui sont désignés comme tels par les institutions habilitées à le faire – le HCR (Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés), en France l'OFPRA (Office français pour la protection des réfugiés et apatrides), etc. Et elles le font peu, car même si depuis l'an dernier le taux d'acceptation des demandes d'asile en France est passé à environ 30%, il a oscillé depuis une vingtaine d'années entre 10% et 15%. Autrement dit, ceux que, dans les médias ou le public en général, on appelle très vertueusement «réfugiés» (contre «migrants» supposé négatif), ceux-là n'en ont pas toujours le statut ni les droits afférents, loin de là. Si l'on perd de vue cette définition juridique et institutionnelle, on invente une réalité quelque peu enchantée, et l'on omet de poser comme question première celle du pouvoir de nommer, de statuer juridiquement, et donc la question de la responsabilité des États sur la catégorisation et le sort des personnes en déplacement.
Il convient d'ajouter à cela qu'il est impossible et vain, en vérité, de distinguer ces catégories à partir d'une cause unique de déplacement. Disons, pour aller vite, que dans chaque réfugié il y a un migrant « économique » et à l'inverse, dans chaque «migrant économique» (aussitôt assimilé, aujourd'hui en France, à migrant clandestin expulsable), il y a un réfugié. Les familles syriennes reconnues comme réfugiées en Europe sur la seule présentation de leur passeport, ne peuvent pas ne pas avoir de projet économique, professionnel et scolaire dans le pays qui les accueille et où elles doivent prévoir de rester longtemps. A l'inverse, des jeunes hommes arrivés seuls du Tchad, de Côte d'Ivoire ou du Nigeria, qui se disent «aventuriers» voulant atteindre l'Europe à tout prix, et qui seront désignés spontanément comme «migrants économiques», fuient les blocages sociaux et politiques de leurs pays et portent en eux une autre part de réfugié.
Se confronter à des lieux inconnus, à des langues nouvelles, des manières de vivre et des lois différentes
A ces catégories institutionnelles qui prétendent régler en un mot le sort des personnes en déplacement sans toucher aux dispositifs de fermeture des frontières pour les plus démunis, il convient d'opposer d'autres notions et de faire d'autres descriptions de la réalité. La condition migrante est une expérience complexe, cosmopolite, d'où émanent une connaissance de la violence du monde et une énergie bien particulières. Se confronter à des lieux inconnus, à des langues nouvelles, des manières de vivre et des lois différentes d'un lieu à un autre, découvrir dans les pays d'accueil des hostilités explicites comme de l'hospitalité redécouverte. Et, comme les Juifs cosmopolites dont parlait Hannah Arendt en 1943, ballotés entre les camps et les chemins de montagne et de mer à la recherche des routes clandestines vers une vie un peu meilleure, tous sont animés par «un ardent courage de vivre». C'est ce qu'a compris Angela Merkel avant les autres dirigeants européens, en août 2015, en montrant qu'humanisme et pragmatisme étaient compatibles.