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Libération

Dans le sens de la marche

Cap sur la Retraite, minuscule hameau de la Sarthe, avec des sexagénaires désireux de vivre la fin de leur «vie active» sous les meilleures auspices. Récit d’une randonnée pas comme les autres par un écrivain voyageur amoureux des lieux-dits inspirants.

Par
Olivier Lemire
Publié le 02/12/2016 à 18h06

Tout a commencé en 2008. J’ai démarré à l’époque une série de voyages en solitaire en France. Il s’agissait d’itinéraires parcourus à pied entre des endroits dont le nom, à lui seul, est tout un voyage. Sait-on que l’on peut marcher entre la Haine, une rivière belge, et l’Amour, un lieu-dit du centre de la France ? Imagine-t-on que 450 kilomètres séparent la Vie, un hameau de la Creuse, de la Mort, un lieu-dit du Doubs (proche de Consolation…) ? Et n’est-il pas magnifique que le Bonheur, une rivière du Gard rejointe à l’issue d’un périple de 1 500 kilomètres à pied, disparaisse dans un trou appelé la Perte du bonheur ? Si vous ajoutez à cette poésie des noms les questions qui ne manquent pas de se poser en cours de route (par exemple demander aux personnes croisées entre la Vie et la Mort ce que ça leur fait d’être entre la Vie et la Mort), vous accédez à un univers poétique du cheminement articulé autour de la question du sens. De là à marcher vers la Retraite (un minuscule hameau du département de la Sarthe), il n’y avait qu’un pas. Je l’ai franchi avec mon associé Philippe Castan (codirecteur de l’école de gestalt-thérapie de Rennes) qui m’a rejoint dans ces aventures sémantiques.

Futur emploi du temps

Ce matin d’octobre 2016, nous accompagnons donc vers la Retraite une dizaine de sexagénaires jeunes ou futurs retraités affiliés à Audiens (1). Pendant deux jours, nous expérimentons en marchant avec eux la question de la transition de la vie active à la retraite. Cette marche est l’occasion de multiples ateliers menés lors des pauses aussi bien qu’en cheminant, en duo ou en groupes. Tous les sujets impactés par la fin de l’activité professionnelle sont ainsi évoqués par les participants, qui décident eux-mêmes des questions abordées. Parmi les problématiques on trouve bien sûr le travail, et avec lui la souffrance liée à une fin de carrière parfois douloureuse, tandis que les questions du futur emploi du temps et du statut social sont aussi récurrentes. Mais l’arrivée à la retraite amène avec elle de nombreux autres bouleversements dans la vie des jeunes retraités, qui touchent le couple, la famille, le lieu de vie, la mort…

Reste que le sujet le plus récurrent est celui de la santé. Jamais la nécessité d’avoir un corps en bon état n’apparaît aussi prépondérante qu’au moment de prendre sa retraite, et jamais l’harmonie entre le corps et l’esprit ne s’est encore posée avec tant d’acuité. Il est inutile d’avoir des projets si une santé déficiente empêche leur réalisation, et rien ne sert d’être en forme physiquement si le nouveau statut de retraité n’est pas correctement défini et assumé. L’arrivée à la retraite pose la question de la santé au sens large : physique, mentale et sociale. Cette complémentarité, nous l’expérimentons avec les futurs retraités sur le chemin, en insistant sur un point : un jeune retraité a aujourd’hui une nouvelle vie devant lui, mais si l’espérance de vie ne cesse d’augmenter, l’espérance de vie en bonne santé, elle, fait du sur-place ou presque.

Promenade de Kant

Pourquoi mener cette réflexion en marchant ? La marche à pied, en soi, concilie toutes sortes de vertus dont la mise en lumière ne date pas d'aujourd'hui. N'oublions pas que la promenade quotidienne de Kant lui était indispensable pour rédiger son œuvre, ni que la pensée de Nietzsche repose sur une célébration du corps en mouvement. Pour notre part, nous souscrivons à l'idée de Schopenhauer selon laquelle «les idées personnelles ne viennent guère qu'en marchant ou en étant debout» : pas question pour nous d'imaginer l'avenir autrement qu'en associant réflexion et action.

Le chemin sur lequel on marche, avec ses lignes droites, ses carrefours et ses lieux-dits (nous passons à Sam-Suphy avant d’arriver à la Retraite…) est la meilleure métaphore du «chemin de vie».

La marche à pied, simple apprentissage du corps ? Pas seulement. Mettre un pied devant l’autre est en vérité un changement radical de paradigme. La sédentarité gagne de plus en plus nos vies. La marche à pied en devient un acte de liberté indispensable pour «imaginer la suite».

Dans le Grand Dehors, la nature devient le cadre de la vie, et le marcheur sur son chemin l’acteur in situ de son existence. Sa faculté à penser l’avenir est donc sollicitée en même temps que son corps est appelé à accompagner le mouvement. Mais le point le plus important dans cette logique de mouvement est la notion de marche accompagnée : accompagnement des marcheurs entre eux, avec des échanges d’expériences qui enrichissent les différents sujets abordés, et accompagnement par nous-mêmes, dans une démarche favorisant l’émergence de ce que chacun ressent au fond de soi.

L’autre, miroir

Le groupe en marche nourrit l’idée que si le corps n’est rien sans la tête et vice versa, notre vision du monde - et avec elle la vision de notre monde - s’enrichit de la perception et de l’expérience des autres. En d’autres mots, si mon corps est fatigué et qu’il est le seul dans le groupe à l’être, alors je dois en tirer des enseignements sur ma santé. Par sa simple présence, l’autre est un miroir qui me permet de mieux comprendre où j’en suis. Grâce aux autres, je comprends que le divorce qui se profile alors que je vais arriver à la retraite ou les demandes excessives de mes enfants pour garder leur progéniture sont des faits que d’autres que moi subissent. Il se trouve que ces autres-là ont parfois trouvé des solutions à tous ces risques liés au nouveau statut de retraité.

La marche accompagnée devient alors autant un forum de discussion qu’un exercice physique où corps et esprit sont nourris par le mouvement. Nous savons d’expérience qu’elle participe à une sorte de «santé sociale» autour de la tribu. Ce qui nous étonne le plus depuis trois ans est la faculté de la marche accompagnée à mettre en chemin des personnes fâchées avec un exercice physique pourtant élémentaire.

Parmi nos stagiaires se trouvaient des gens qui se trouvaient en situation de surpoids et d’autres qui détestaient carrément la marche à pied. A chaque fois, le parcours fut suivi par tous dans sa totalité, certains trouvant amusant d’avancer vers la retraite à pied et dans la vie à la fois, tandis que d’autres étaient en recherche d’un certain dépassement de soi. Il y a bien souvent un monde entre l’idée que l’on se fait de son corps et sa réalité : mon corps est aussi celui que je m’autorise. Et pour tester la machine, pourquoi ne pas repartir marcher vers la Santé. C’est en Vendée !

Olivier Lemire est écrivain-voyageur et guide-accompagnateur. Il est l'auteur, entre autres, de L'Esprit du chemin, voyage aux sources du Bonheur (Transboréal), www.celuiquimarche.com

(1) Groupe de protection sociale des métiers de la culture, de la communication et des médias.