Après la journée mondiale de l'AVC, Libération organise «Quand le corps s'éclipse», une journée de débats sur les liens entre maladie et société.
«Le corps en ordre, on ne le voit pas», rappelle Christine Détrez, sociologue, professeure à l'ENS Lyon et écrivaine. Paradoxalement, c'est lorsqu'il est en désordre qu'il devient visible. Comment s'adapter quand la maladie vient bousculer l'existence ? Comment apprendre à vivre avec une enveloppe devenue hors normes, comment apprivoiser les nouveaux horizons mentaux qu'elle engendre ? Matthieu Firmin a été victime à 40 ans d'un anévrisme au niveau de la moelle épinière. Cet accident vasculaire le laisse insensible de la poitrine aux pieds. Journaliste-vidéaste, il décide de mettre en images la reconquête de ce corps défaillant. «Un long chemin de reconstruction, dit-il. On ne sait pas très bien où ça peut se terminer en termes de récupération.»
La sienne lui permettra de retrouver l'usage de ses jambes, mais pas celui de sa vessie. «En rééducation, on vous apprend à redevenir autonome, témoigne-t-il. Ensuite, c'est le système D.» Au fil des journées à l'hôpital, les malades développent et se transmettent leurs «astuces» : «On invente d'autres chemins de mobilité, pour mettre ses chaussettes, se gratter le nez, aller aux toilettes tout seul», ajoute Matthieu Firmin, qui a tiré le documentaire «Lève-toi et marche !» de cette épreuve.
L’avis du patient contre celui du soignant ?
Mais ce «savoir profane» bouleverse le rapport médecin-malade. C'est en particulier le cas au sujet des maladies chroniques. «La relation classique entre le soignant et le patient est binaire et hiérarchique», rappelle Christine Détrez. Il revient traditionnellement au «traité» un certain nombre de «devoirs», et au «traitant» une forme de toute-puissance. «Or on ne peut plus isoler le patient sur le long terme, il a une famille, un métier, et c'est à prendre en compte pour penser ce rapport au soin», estime la sociologue.
«Il faut apprendre à résister aux médecins, c'est difficile d'en trouver un qui est vraiment à l'écoute du patient», regrette Matthieu Firmin. Un conflit de savoirs – scientifique, théorique versus sensoriel, empirique – face auquel les malades ne sont pas égaux. «Pas tout le monde n'a les ressources de contester un médecin qui représente l'autorité. C'est ce capital social, intellectuel qui détermine in fine la capacité d'adaptabilité», juge Christine Détrez. Cela se vérifie dans le cas de l'AVC, pointe Matthieu Firmin : «Il y a un protocole qui accompagne le patient jusqu'à son réveil post-opératoire. Mais ensuite, ce n'est pas la médecine qui fait à proprement parler guérir d'un accident vasculaire.»
A voir Le corps en désordre
L'aphasie, l'une des séquelles courantes, peut ainsi être tardivement révélée – et prise en charge : «S'il n'y a pas d'hémiplégie, elle ne se voit pas, explique Gisèle Gelbert, neurologue spécialiste de cette pathologie. Dans ce cas, le diagnostic se fait sur des bizarreries : un patient peut par exemple parler, écrire et lire, mais il n'arrivera pas à associer ces fonctions correctement.» Au neurologue de s'adapter, considère-t-elle, en travaillant à la reconstruction d'un «circuit virtuel» efficient du langage.