«Cerveau, neurones, écoute, avenir, parole, santé, vie, éducation, prévention, espoir…» Les mots décorant les murs du forum «Quand le corps s'éclipse», samedi 3 décembre à Paris dans les locaux de la rédaction, résumaient bien l'esprit de la manifestation. Après la journée mondiale de l'AVC, Libération poursuivait sa réflexion sur la place de la maladie dans nos sociétés. Un sujet qui a rassemblé quelque 800 personnes, dont de nombreux médecins, cadres hospitaliers, infirmiers ou malades.
De la prévention à la responsabilisation du patient
Le directeur de l’AP-HP Martin Hirsch et le député Jean Leonetti, tous deux ex-ministres. Photo Julien Mignot pour Libération
«La santé, c’est politique !» La première table ronde a abordé un thème qui devrait s’imposer dans le dé bat présidentiel qui s’ouvre. Quelles réformes ? Comment mobiliser les citoyens et les professionnels ? La maladie, comme la «bien-portance», concerne l’individu mais est aussi une question sociétale dont les politiques peinent à s’emparer, malgré le montant colossal des dépenses publiques dans ce domaine (près de 257 milliards d’euros en 2014).
Ainsi l'accident vasculaire cérébral (AVC). Il touche 150 000 personnes par an. «C'est la première cause de handicap au sein de la population française», indique Norbert Nighoghossian, chef du service neurovasculaire des Hospices civils de Lyon. Son coût actuel (8 milliards d'euros par an) pourrait être réduit en s'attachant à un impératif : la prévention. En particulier auprès des soignants que l'on retrouve «en première ligne» : les généralistes. «Or, ça ne coûterait pas un sou de modifier les parcours de formation initiale et continue dans ce sens», souligne Alain Fischer, professeur d'immunologie. Seconde nécessité : «Structurer le soin, le rendre pertinent de bout en bout», notamment en se livrant à l'hôpital à une «réorganisation de la chaîne du cardio-vasculaire», juge le professeur Nighoghossian. Mais pas de synergie sans transdisciplinarité. D'où la nécessité de mettre fin aux «querelles de territoires entre les spécialités médicales», comme le note Martin Hirsch, directeur général des Hôpitaux de Paris. Cela interroge selon lui «la notion même de discipline : les pathologies chroniques sont de moins en moins mortelles à court terme. Il est de plus en plus rare qu'un patient soit pris en charge par un seul traitant». D'après Jean Leonetti, ancien ministre, cette réorganisation pourrait être le socle d'une «démocratie sanitaire raisonnable», où le patient serait responsabilisé, où les choix thérapeutiques seraient dictés par l'éthique, et non par les enjeux financiers ou la performance médicale.
Comment aider les aidants ?
Céline Lefève (philosophe) et Pascal Piedbois (Boehringer Ingelheim). Photo Julien Mignot pour Libération
Si ce changement «culturel» reste éminemment politique, les décideurs ne pourront s'exonérer de l'expertise des personnels hospitaliers et des acteurs du monde associatif en lutte permanente contre le manque de reconnaissance des patients et de leurs aidants, ces «invisibles», sujets du second débat. «La maladie est une invisibilisation du sujet à lui-même», confirme Céline Lefève, philosophe à l'université Paris-Diderot. L'identité biologique et sociale du patient s'estompe dès son entrée à l'hôpital. Comme l'explique la neuropsychologue Inge Cantegreil-Kallen, «le malade y est encore trop souvent vu comme un pur objet de soins et pas comme un sujet à part entière». L'adoption d'un plan AVC de 2010 à 2014 a certes permis la mise en place de 140 centres de prise en charge multidisciplinaire, mais «les structures hospitalières demeurent insuffisamment préparées», regrette Pascal Piedbois, directeur médical de Boehringer-Ingelheim.
Et «il ne faut jamais oublier que la deuxième victime de la maladie chronique, c'est la famille», rappelle Janine-Sophie Giraudet, médecin rhumatologue à l'hôpital Cochin. On dénombre, en effet, plus de 8 millions d'aidants, dont deux tiers sont des femmes. Si la loi du 11 février 2005 leur a donné un statut, ces «travailleuses de l'ombre», exposées à un stress chronique, «affichent un taux de mortalité supérieur de 30 % à celui du reste de la population», détaille Janine-Sophie Giraudet, qui milite pour la création d'un parcours de soins spécifique. Le milieu associatif, grâce au «baluchonnage», joue lui aussi un rôle de soutien. «Cette pratique venue du Canada consiste à confier le proche malade ou handicapé à des volontaires rémunérés pour soulager l'aidant durant quelque temps», fait savoir Paul Ramazeilles, secrétaire adjoint de la fédération France AVC.
Le «savoir profane» des malades
La neurologue Gisèle Gelbert (au centre) lors des débats au Forum. Photo Julien Mignot pour Liberation
Car du temps, il en faut durant la convalescence pour se reconstruire et reprendre possession d'un «corps en désordre», sujet du troisième débat de la journée. Une situation qu'a bien connue Matthieu Firmin, journaliste-vidéaste. Paraplégique à 40 ans après un accident vasculaire, il a filmé la reconquête de ce corps défaillant (1). «En rééducation, on vous apprend à redevenir autonome, témoigne-t-il. Ensuite, c'est le système D.» Au fil des journées à l'hôpital, les malades se transmettent leurs «astuces» : «On invente d'autres chemins de mobilité, pour mettre ses chaussettes, se gratter le nez, aller aux toilettes tout seul» , détaille-t-il.
Ce «savoir profane» bouleverse le rapport médecin-malade, traditionnellement «binaire et hiérarchique», rappelle Christine Détrez, sociologue à l'ENS Lyon. Or «il faut apprendre à résister aux médecins» , considère Matthieu Firmin. «Tout le monde n'en a pas les ressources. C'est ce capital social, intellectuel qui détermine in fine la capacité d'adaptabilité» , nuance Christine Détrez. Cela se vérifie dans le cas de l'AVC, pointe Matthieu Firmin : «Il y a un protocole qui accompagne le patient jusqu'à son réveil post-opératoire. Cela dit, ensuite, ce n'est pas la médecine qui fait à proprement parler guérir.» L'aphasie, l'une des séquelles courantes, peut ainsi être tardivement révélée - et prise en charge : «S'il n'y a pas d'hémiplégie, elle ne se voit pas, explique la neurologue Gisèle Gelbert. Dans ce cas, le diagnostic se fait sur des bizarreries : un patient peut par exemple parler, écrire et lire, mais il n'arrivera pas à associer ces fonctions correctement.»
Vers une vie dématérialisée ?
Pour boucler cette journée, il fallait un philosophe et un visionnaire. Que sera la médecine du futur ? Va-t-on vaincre la maladie ? Puis la mort ? Le fantasme d'un génome contrôlé et d'un humain augmenté resurgit. Pas si fantasmé à en croire Laurent Alexandre, chirurgien et directeur de DNA Vision, pour qui «les nanotechnologies, biotechnologies, informatiques et sciences cognitives (NBIC), portées par les dirigeants transhumanistes de la Silicon Valley, vont bouleverser la médecine».
La promesse d'un gigantesque transfert de pouvoir des médecins aux géants du numérique est un casse-tête éthique. «Déplacer ainsi la frontière entre le normal et le pathologique débouche sur le "panmédicalisme", dénonce le philosophe André Comte-Sponville, ex-membre du Comité consultatif national d'éthique. Est-ce encore de la médecine ou déjà du dopage ?» Un questionnement d'autant plus légitime que l'établissement d'une législation internationale en matière de bioéthique apparaît de nos jours peu probable.
Alors, tous augmentés ? Faut-il aller jusqu'à la dématérialisation de la vie, comme le prônent les transhumanistes ? «La transgression, c'est un truc contingent et local, argumente Laurent Alexandre. Il est donc très dur de prévoir ce que seront les normes éthiques et morales en 2060.» Pas enchantée par ces perspectives désincarnées, une femme dans le public s'interroge : «Ça serait quoi, une vie dématérialisée ? On ne mangerait plus, on ne ferait plus l'amour, on ne jouerait plus de musique… Eh bien, non merci !»
(1) Le documentaire «Lève-toi et marche !» sur www.spicee.fr