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Comment gouverner l’eau pour éviter la tempête

Quand l'eau révèle le mondedossier
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Climat, innovation, inégalités, gouvernance… L’eau convoque tous ces sujets. Samedi, au siège de la rédaction de «Libération», experts, responsables politiques, patrons et représentants de la société civile ont partagé leurs points de vue.
Céline Gilquin, de l’Agence française de développement, et  Alain Boinet, fondateur de l’ONG Solidarités International, samedi à «Libération». (Photos Laurent Troude)
publié le 17 janvier 2017 à 19h16

Sur la scène du forum, les bouteilles en plastique ne sauraient dissiper l'idée que l'eau est une ressource précieuse. L'eau n'est pas un bien comme les autres, c'est sur cette affirmation que démarre la journée de débats organisée au siège de Libération. Chercheuse en sciences humaines et sociales sur l'eau, Marie Tsanga Tabi commence avec ce rappel : «La gestion de ce bien commun doit plus que jamais être au service des communautés et de l'intérêt général.» «Certes, l'eau naturelle est un bien commun, poursuit Antoine Frérot, président directeur général de Veolia. La loi française dispose d'ailleurs que les masses d'eau en France appartiennent à la nation, mais la transformer en eau potable est très complexe. Les savoir-faire, l'organisation et les techniques nécessaires font de l'entreprise un acteur légitime dans la distribution d'eau potable et l'assainissement.» Différencier donc l'eau d'un service d'eau qui agit souvent comme un révélateur de la précarité des ménages. Député des Côtes-d'Armor, Michel Lesage est le rapporteur d'une proposition de loi visant à la mise en œuvre effective du droit humain à l'eau potable et à l'assainissement. Ce texte prévoit la création d'une allocation pour aider ceux qui ne peuvent payer leur facture d'eau. Plus largement, le député appelle à la mise en place d'une véritable «démocratie de l'eau».

C'est là qu'intervient Yannick Jadot, candidat EE-LV à la présidentielle. Lui plaide pour que les pouvoirs publics, susceptibles de mieux servir l'intérêt général et de faire baisser les prix, réinvestissent l'exécution d'un service public de l'eau organisé aujourd'hui en régie publique ou privée. Il dit : «C'est toujours un combat de préserver ce bien vital des intérêts commerciaux.» Une pique envoyée à l'adresse du patron de Veolia, qui préfère distinguer ceux qui édictent les règles (les collectivités), de ceux qui les exécutent (les entreprises délégataires de service public). Si les points de vue divergent, chacun s'en remet au politique : l'eau, c'est avant tout une question de gouvernance.

«Changement de paradigme»

Nouveau débat, nouveaux intervenants. Cette fois, il est question d'innovation. Enseignante à l'Université Columbia de New York, Saskia Sassen invite à considérer l'eau comme un ensemble de «liquides» (eau potable, eau usée, eau de pluie…) qui dévoile un «monde d'innovations». Adjointe à la mairie de Paris chargée du développement durable et présidente d'Eau de Paris, Célia Blauel espère un vrai «changement de paradigme» qui modifie la manière dont on se «projette dans le futur». Changer de philosophie mais aussi intégrer les nouvelles technologies et les données qu'elles génèrent. «Les systèmes de comptage permettent de suivre de manière très fine les consommations et les besoins en eau, d'organiser les flux et d'éviter une maintenance coûteuse», explique Michèle Pappalardo, coordinatrice de Vivapolis, le réseau français des acteurs publics et privés de la ville durable. Car c'est dans la cité que se concentrent les besoins en eau. A ses côtés, l'hydrogéologue Nathalie Dörfliger résume la qualité de l'eau en France : 65 % des masses d'eau souterraines sont en «bon état». Le tiers restant est touché par l'activité agricole et l'usage de pesticides. Pour y remédier, «des efforts sont menés sur les points de captage et les périmètres de protection qui entourent ces zones». Mais c'est un travail de longue haleine, précise l'experte, «il faut plusieurs décennies pour voir une amélioration». «D'où l'importance d'une démarche concertée», ajoute Michèle Pappalardo. La gouvernance, encore et toujours.

Parce que les cours d'eau se fichent des frontières, l'eau est aussi un enjeu de géopolitique. Au niveau mondial, «le tableau n'est pas joyeux», prévient Franck Galland en préambule de ce troisième débat. Spécialiste des questions sécuritaires liées à l'eau, il rappelle que les zones en situation de stress hydrique gagnent du terrain. «Une diagonale de la soif s'étend de Tanger jusqu'au nord-est de la Chine en passant par le Moyen-Orient. Et les printemps arabes qui, par endroits, ont entraîné des guerres civiles et une absence de gouvernance, ont aggravé la situation.» Saviez-vous que la consommation d'eau insalubre provoque 2,6 millions de décès par an ? «C'est une hécatombe silencieuse», s'insurge le fondateur de l'ONG Solidarités International, Alain Boinet.

«Associations d’usagers»

Sur le terrain, ONG et société civile s'organisent pour pallier l'incurie de certaines administrations. «A Kinshasa, en république démocratique du Congo, seul un habitant sur cinq a accès à l'eau potable alors que les ressources en eau sont largement suffisantes», déplore Céline Gilquin, responsable de la division eau et assainissement à l'Agence française de développement (AFD). Heureusement, «des associations d'usagers se sont constituées et avec l'aide de l'AFD, les habitants gèrent leur propre réseau d'eau». Les solutions existent aussi sur le plan juridique. L'accès à l'eau et à l'assainissement fait parti des objectifs de développement durable votés à l'unanimité par les Nations unies. «Pour les appliquer, il faut une forte volonté politique, des financements, des indicateurs de suivi et surtout une vraie gouvernance», détaille Alain Boinet. «Cela passe par la mise en place rapide d'un accord international sur les eaux souterraines qui représentent 90 % des réserves en eau douce de la planète», précise Brice Lalonde, conseiller pour le développement durable aux Nations unies.

En attendant que s'écharpent les politiques, place à l'action citoyenne. C'est l'objet de ce dernier débat. «Repenser nos modes de consommation, c'est difficile», concède Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France. «Les activités humaines mobilisent 50 % des ressources en eau, tandis que les 20 millions d'autres espèces vivantes se partagent le reste», explique Gilles Bœuf, biologiste et ancien directeur du Muséum d'histoire naturelle de Paris. Il ajoute : «Pourtant, l'homme fait juste partie de la biodiversité, ce n'est pas un être supérieur», alors, pour limiter les dégâts, il faut se battre «tout de suite».

Une urgence que souligne l'océanographe Laurent Labeyrie, coprésident de l'association Clim'actions Bretagne Sud. Le scientifique prône la «responsabilisation» de la société civile : «Il faut redonner confiance dans l'action, que les citoyens agissent au niveau des territoires, qu'ils fassent pression sur les politiques.» Lamya Essemlali acquiesce : «En écologie, il faut agir comme si l'issue ne dépendait que de soi et faire ce que l'on sait être juste.»