Mara Goyet participera jeudi 28 mars au Forum Libération «Rebondir». Inscrivez-vous.
«Rebondir», quand même… Ce terme «ballon sauteur» ne serait-il pas un peu primesautier pour les possibilités de déplacement offertes à une fille dont le père souffre de la maladie d’Alzheimer ? En même temps, les autres expressions m’agacent : faire son deuil, panser ses blessures, se reconstruire, accepter, surmonter l’épreuve. Je me méfie des discours édulcorés, des leçons et pépites sucrées, des nuages qui ont une petite frange d’or. La maladie d’Alzheimer, ce qu’elle fait à mon père, ce qu’elle fait à ma famille, c’est brutal, impitoyable et scandaleux. Ce n’est pas un chemin de vie ni une instructive promenade existentielle pour les proches qu’on réduit pudiquement aux «aidants» comme si la fonction pouvait anoblir l’affaire. Qu’on ne compte pas sur moi pour ne pas avoir le tragique en ligne de mire. Il est là. J’y tiens.
«Rebondir», peut-être… Avec tout ce que ce mouvement a d’aléatoire, de violent et vivant, de drôle aussi. On tombe. Tout le temps. Sans trop savoir sur quoi, d’abord. Sans pouvoir reconnaître le terrain non plus : il est changeant. On ne se relève pas vraiment. On se heurte à la maladie, à ses effets sur celui qu’on aime, on accuse le coup et cette violence même nous propulse un peu partout : vers tous nos âges, vers tous nos rôles, vers tous nos liens, vers tous nos états. On passe par un nombre de phases considérables qu’on peinerait à nommer et qui refusent d’être logiques et bien alignées. Au bout d’un moment pourtant, on comprend le mouvement. C’est donc ça : je suis une chèvre de Monsieur Seguin avec une corde en élasthanne. Un Jokari : il fallait bien que ce jeu impossible servît un jour à quelque chose. J’ai quel âge déjà?
«Rebondir»: selon quels repères, selon quelle physique ? On apprend alors à se réapproprier le terrain. Comment ? Des exemples parmi d’autres : ne plus voir mon père tel qu’il se verrait mais tel que je le vois, moi. Ne pas écrire sur lui ce qu’il écrirait, lui, mais écrire, moi. Ne pas l’imaginer persister dans un monde alternatif mais vivre avec lui dans ce monde qui est le nôtre : celui de The Voice, des publications des Belles-Lettres et des chiens écrasés. Peu à peu, on commence à comprendre comment maîtriser la trajectoire, à cesser d’être une sorte de satellite perpétuellement mis en orbite, soumis à l’attraction de son père malade, sans pour autant cesser d’entretenir le mouvement.
Rebondir. Ce mouvement est-il si inédit ? Et s’il permettait de rester dans la continuité ? Quand j’étais petite, mon père refusait de réduire son allure quand il me donnait la main dans la rue. Je le suivais, posant le pied par terre de temps à autre, rebondissant sur le chemin. Ce temps est désormais lointain. Il s’en est passé des choses. Aujourd’hui, c’est moi qui vais plus vite. C’est toujours moi qui rebondis. Je lui donne de nouveau la main. Mais j’ai aussi réappris à lâcher la sienne. Avec amour. Fidélité. Dans la douleur, surtout. Rebondir, dit-elle.
Dernier ouvrage paru «Ca va mieux ton père?», Stock, 150 pages, 19 euros.
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