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Femmes et ethnologie: «Une curiosité insatiable»

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«Les femmes et le terrain font-elles bon ménage ?» Pour l’anthropologue Martine Segalen, c’est avant tout le terrain qui fait l’ethnologue, quel que soit son sexe.
L’anthropologue américaine Margaret Mead, en Indonésie en 1957. (Photo AP)
publié le 20 mars 2019 à 9h59
(mis à jour le 21 mars 2022 à 18h41)
Spécialiste de la famille et des questions culturelles, auteure d’une thèse d’anthropologie sur la parenté en Bretagne, Martine Segalen est professeure émérite des universités.
Article initialement publié le 20 mars 2019.
Vous êtes sollicitée pour faire une communication sur les conditions dans lesquelles les femmes ethnologues vont sur le terrain…

J’ai commencé à réfléchir à cette question. Il m’est vite apparu qu’on ne se la poserait pas pour les hommes. En quoi une femme sur le terrain suscite-t-elle cette interrogation ? Pour y répondre, je veux interroger la notion de «terrain» en ethnologie. Il me semble qu’elle est très variable dans le temps et dans l’espace.

En ce qui concerne l’avant-guerre, des chercheurs ont publié récemment des travaux concernant la première génération d’ethnologues, notamment dans un ouvrage remarquable Les années folles de l’ethnographie, par André Delpuech, Christine Laurière et Carine Peltier-Caroff, une somme sur les débuts de l’ethnologie, éditée par le Muséum national d’Histoire naturelle. On y apprend que les femmes étaient très nombreuses au moment où l’ethnologie devenait en France une science. Aux cours donnés par Marcel Mauss, il y avait autant de femmes que d’hommes… Elles étaient donc très nombreuses à la naissance de la discipline.

Pourquoi dans cette discipline plus qu’une autre? La proportion de femmes qui faisaient des études supérieures était faible…

L’aspect marginal, l’aspect exotique devaient les attirer ; c’était une discipline voisine des études d’histoire de l’art. Par exemple Germaine Tillion, étudiante de Marcel Mauss était aussi inscrite en archéologie à l’Ecole du Louvre. Et il y avait à l’époque une curiosité insatiable pour les sociétés non européennes.

Quelles étaient les caractéristiques des «terrains» dans les années 1930?

Les terrains s’inscrivaient encore dans un contexte colonial. L’essentiel du travail de l’ethnologue consistait à interroger les «informateurs» et à rédiger des fiches selon les directives de Marcel Mauss qui dirigeait l’Institut d’ethnographie du Musée du Trocadéro. Ce n’était pas encore une vie sur le terrain, une immersion comme ce le sera pour la génération suivante.

Comment et quand est-on passé de l’exploratrice à l’ethnologue?

Précisément durant ces années Trente. Ces femmes partaient dans le cadre très strict de «missions scientifiques». A la différence d’une Alexandra David Neel qui partait quand et où bon lui semblait. Elle partait pour son propre compte et sans institution derrière elle et sans savoir ce qu’elle allait chercher précisément. Les ethnologues partaient en équipe, dans un cadre institutionnel scientifique, avec des programmes d’études et avec une méthodologie très précise, notamment un système de fiches. On mettait alors en fiches tous les objets et toute la vie sociale de la population qu’on observait.

Bien que les femmes des années 1930 soient encore considérées comme des êtres fragiles, le directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro Paul Rivet remarquait qu’elles s’étaient montrées «résistantes en mission». Toujours dans l’ordre du différentialisme, on pensait aussi à l’époque que les femmes traiteraient d’autres sujets que les hommes, et pouvaient toucher des sujets plus intimes par exemple. Ce à quoi l’ethnologue Denise Paulme répondait qu’on se trompait, les femmes étaient avant tout vues comme appartenant à la communauté des blancs, des occidentaux. Mais il faut dire qu’à cette époque existait encore la distance d’une relation coloniale. Et souvent le contact n’était pas direct, on passait par un informateur.

La «mission» gage de savoir scientifique était centrale.

Dans les années 1960-1990, quand nous partions sur le terrain nous étions toujours munis d’«ordres de mission» du CNRS, barrés de tricolore, nous étions des «missionnaires» de la science.

Quels étaient les problèmes qui se posaient aux femmes ethnologues durant les années folles?

Elles s’interrogeaient moins sur le fait de partir loin de chez elles, loin de leur famille comme ce fut le cas plus tard dans les années 1960, car elles ne passaient que peu de temps sur place (ce qui n’est pas le cas pour toutes d’ailleurs). Il n’était pas encore question de «d’observation participante» comme le prônait Malinowski et d’autres. Les ethnologues aujourd’hui octogénaires séjournaient, elles, longuement dans des pays. A noter que ces jeunes ethnologues n’ont pas eu d’enfants, ce qui facilitait leur séjour loin de chez elles. Leur objectif était de faire reconnaître leurs travaux à l’égal de celui de leurs collègues masculins, de pouvoir publier, se faire recruter dans les instances scientifiques, bref de trouver leur place au sein d’un monde en construction.

Avec les terrains plus longs, plus intensifs des années 1950-1960, la question des enfants s’est alors posée. Celle qui a été mon mentor, et qui sera d’ailleurs présente à la conférence, Simone Dreyfus Gamelon, fut une des premières à aller dans le terrain en Amazonie, sur une proposition formulée par Alfred Métraux, dans les années 1950. Elle ne pouvait laisser échapper la chance de se voir offrir ce qui est dans le domaine de l’ethnologie, un vrai rite du passage. Ce fut un terrain difficile parmi des Indiens guerriers dits pacifiés, de plus, elle dut laisser en France toute une année sa fille qui avait à peine huit ans. Aujourd’hui le problème demeure : certains terrains permettent que les enfants accompagnent leur mère ; d’autres ne s’y prêtent pas. Chaque lieu d’enquête détermine un rapport différent de l’ethnologue avec «son» terrain, qu’il soit homme ou femme.

Il y a eu aussi des exemples de couples sur le terrain?

Pour la période contemporaine, on peut citer le couple de Philippe Descola et Anne Christine Taylor chez les Achuar, chacun ayant ses thèmes spéciaux de recherche. L’ethnologue Carmen Bernand partait en famille, avec son fils et son mari, et c’est lui qui faisait office de femme au foyer. Dans les années 1930, on peut citer Jacques et Georgette Soustelle qui ont étudié ensemble les Mayas au Mexique, mais c’est Jacques qui a publié, on ne sait pas quelle est la part de Georgette. Denise Paulme, a fait du terrain avec son mari André Schaeffner, spécialiste d’ethnomusicologie africaine en Haute-Guinée et en Côte d’Ivoire

Pour ma part, comme mes collègues travaillant en France, nous avions la possibilité de faire des séjours plus courts, mais plus fréquents, ce qui s’accordait bien avec une vie de famille. Je me rendais en pays bigouden soit seule, soit avec l’une de mes enfants ; mon mari nous rejoignait régulièrement, ce qui me donnait un statut de femme mariée respectable.

Est-ce qu’il y aurait un regard féminin différent de celui des ethnologues masculins? Un pragmatisme, une sensibilité différente?

Je n’aborde pas cet aspect dans ma conférence car je pense que c’est un sujet en soi qui nécessiterait une étude des travaux publiés. Y a-t-il des écritures féminines ? Ne risque-t-on pas de dire que Françoise Héritier a une approche masculine sous prétexte qu’elle a un cerveau bien fait et que son travail sur la parenté est exceptionnel ? Mais n’est-ce pas elle aussi qui a développé toute une réflexion sur la «valence différentielle des sexes» ?. Je me suis interdit de répondre à cette question et je préfère me concentrer sur ce qu’est la nature des «terrains».

Les premières femmes ethnologues qui ont publié ont toujours fait attention de ne pas parler d’elles à la première personne. Au début de mon parcours c’est d’ailleurs aussi ce que j’ai ressenti: on pouvait être femme ou même mère mais il ne fallait pas que cela se sente, que cela apparaisse dans notre travail.

Ce sont d’ailleurs les hommes qui ont commencé à développer une ethnologie réflexive, à faire part de leur ressenti personnel. Les femmes devaient se montrer toujours plus «scientifiques» pour se faire accepter dans un monde masculin.

Et dans un contexte colonial, les femmes ethnologues n’avaient-elles pas un regard moins surplombant qu’un homme?

En tant que femmes, sur le terrain, dans un contexte colonial, celles-ci ne sont pas en position de concurrence par rapport aux hommes, notamment en ce qui concerne le pouvoir politique. Mais travaillant en groupe dans le cadre de missions, comme celle menée en pays Dogon en 1935, elles ne sont pas considérées différemment des hommes. Elles incarnent la puissance coloniale.

Par ailleurs, la façon de «faire du terrain» avant et après la guerre diffère d’une ethnologue à l’autre. Certaines ont surtout travaillé en recueillant des fiches, notamment d’objets (n’oublions pas qu’il fallait constituer les collections du futur Musée de l’Homme) ; d’autres comme Germaine Tillion ont fait de longs séjours dans les Aurès ou encore Denise Paulme et Deborah Lifchitz en pays Sanga chez les Dogons.

Dans les années 30, les terrains ne concernaient pas uniquement l’Afrique : il faut citer aussi Jeanne Cuisinier et Lucienne Delmas en Asie du Sud Est qui ont été des pionnières de la photographie, tout comme Germaine Tillion avec Thérèse Rivière qui ont aussi produit beaucoup d’images, des films et des photographies.

Les ethnologues femmes n’ont-elles pas subi un déficit de notoriété par rapport à leurs homologues masculins?

Distinguons la notoriété auprès du grand public de celle des pairs. Ce n’est souvent pas la même. La notoriété de Françoise Héritier auprès du grand public ne reposait pas sur les mêmes travaux que ceux qui lui ont valu la reconnaissance de ses pairs, notamment ses travaux sur la parenté qui étaient extrêmement novateurs.

Sans parler de notoriété, il faut dire que sauf exception, les ethnologues hommes comme femmes considèrent que leurs travaux ne sont pas assez reconnus et entendus dans les grands débats publics.

Les terrains évoluent avec le temps ainsi que la place des femmes?

Jusque dans les années 1960, il s’agissait principalement de faire des monographies sur toutes les cultures du monde. Il fallait donc apprendre la langue de la population qu’on allait étudier et l’ethnologue devenait alors un spécialiste d’un peuple sur lequel il écrirait presque toute sa vie. Aujourd’hui la plupart des peuples sont connectés et leur situation d’isolement a pratiquement disparu, ce qui change le contexte lorsqu’on se rend au loin.

Une double mutation a eu lieu : le but de l’ethnologie n’est plus de constituer une bibliothèque exhaustive des cultures et les moyens de comprendre le contemporain ont changé.

Les recherches traitent aussi de la modernité, les rituels ne concernent pas que l’Afrique ou les pays lointains mais aussi la société française. S’il existe toujours des terrains disons classiques, lointains, beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui «multisitués», on peut par exemple étudier le fonctionnement des ONG. L’ethnologie côtoie la science politique. Et certains terrains ne sont même plus géographiques, si on étudie par exemple les nouvelles pratiques numériques. L’ethnologue travaille alors de chez lui, derrière son ordinateur.

En fonction de la nature des terrains, femmes et hommes ethnologues jonglent avec les contraintes de la vie familiale et celles de la vie professionnelle dont évidemment le pivot central est la présence d’enfants lorsqu’on pratique un terrain lointain au long cours.

Et aujourd’hui, il y a toujours autant de femmes dans cette profession?

Je dirais même plus, c’est une des professions qui se féminisent, comme le journalisme ou le professorat, ce qui n’est jamais un très bon signe. Mais malgré le manque de débouchés professionnels, ces jeunes femmes ethnologues animent un domaine très dynamique, soutenu par de nombreux réseaux nationaux et internationaux qui diffusent plus largement qu’autrefois le savoir.