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Akhenaton, monarque hérétique et révolutionnaire

A Nil autre pareildossier
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Souvent présenté comme le créateur de la première religion monothéiste, le père de Toutânkhamon incarne la toute-puissance des pharaons dans l’Egypte ancienne.
(Gautier Poupeau / Flickr )
publié le 24 mars 2019 à 19h31

Toutânkhamon ? Un mioche réactionnaire ! Ou, plus exactement, une marionnette juvénile menée par le bout de la barbichette sacrée par les généraux et les prêtres d’Amon. C’est en tout cas ce que raconte la légende de ce pharaon enfant, mort avant sa vingtième année, qui ne doit sa célébrité qu’à la découverte de sa tombe à peu près intacte et du trésor afférent.

Il s’appelait à l’origine Toutânkhaton (vite traduit par les écoliers en «Tout-en-carton»). Cette différence de deux consonnes est décisive. Car il était le fils du «pharaon hérétique» Akhenaton, monarque hors-norme, mystique original. Akhenaton avait répudié l’ancienne religion et instauré le culte exclusif du dieu solaire Aton, ordonnateur et créateur de toutes choses, reléguant dans les ténèbres extérieures la foule bigarrée du panthéon égyptien. Libéré des prêtres d’Amon, l’ancienne divinité principale, sombre et mystérieuse, Akhenaton fut donc, selon la même légende, le créateur de la première religion monothéiste de l’histoire, qui se serait ensuite transmise par des voies subreptices aux Hébreux prisonniers en Egypte sous Ramsès II et libérés par Moïse, prophète du judaïsme, d’où dérivent ensuite la chrétienté et l’islam. A la mort du pharaon hétérodoxe, les prêtres d’Amon profitent de la jeunesse de son fils Toutânkhaton, rebaptisé Toutânkhamon, pour rétablir l’ancienne religion et récupérer ainsi leur influence et leurs richesses, tel un Louis XVII, le jeune dauphin qui serait remonté sur le trône après la Révolution pour restaurer l’Ancien Régime.

Crédit: Jean-Pierre Dalbéra / Flickr

Aton, donc, précurseur de Yahvé, de Dieu et d'Allah ? Akhenaton, premier pape et souverain d'une religion à dieu unique, innovation cruciale dans l'histoire de l'humanité ? L'histoire est belle. Elle fait descendre ces religions d'aujourd'hui d'un monarque ayant vécu quelque 1300 ans avant Jésus-Christ, précurseur et démiurge, auréolé de la gloire de l'ancienne Egypte, si fascinante pour le public. Les amateurs de BD la connaissent bien, qui ont vibré aux aventures de Blake et Mortimer dans le Mystère de la grande pyramide. Jacobs y met en scène, dans les années 50, un prêtre vénérable et hiératique, continuateur clandestin du culte d'Aton dans une salle secrète de la pyramide de Khéops, auteur du mantra aux pouvoirs magiques et fatal au traître Olrik : «Par Horus, demeure !»

Les égyptologues sont bien sûr plus prudents. Fondant leur savoir sur l’analyse des textes sacrés de l’époque, l’interprétation des fresques des tombeaux et des temples, et l’étude scientifique des momies retrouvées, ils racontent une histoire à la fois similaire et bien plus nuancée. Pour eux, le dieu Aton tenait déjà une place importante dans la mythologie égyptienne. Akhenaton, alias Amenhotep IV (Aménophis IV en grec), se serait contenté d’accentuer cette prééminence, fondant un hénothéisme et non un monothéisme, c’est-à-dire une religion où l’un des dieux est considéré comme le roi, ou le père de tous les autres, tels Zeus ou Jupiter dans la mythologie grecque et romaine. Nous ne sommes pas encore au Dieu unique et tout-puissant des juifs, des chrétiens ou des musulmans. Mais tout de même.

Prophète

Aménophis IV, peu après le début de son règne, change son nom en Akhenaton («celui qui est bénéfique à Aton»), ce qui est le signal, pour beaucoup d’égyptologues, d’une révolution religieuse. Amon, le «dieu caché», célébré dans le secret obscur des dernières salles des temples, est remplacé par Aton, le dieu solaire, éclatant et visible de tous, seule source de vie, maître du ciel et de la terre, dont Akhenaton est à la fois l’incarnation et le prophète.

Changement considérable : les pharaons sont peut-être les plus puissants chefs parmi tous ceux qui ont jamais gouverné les hommes et les femmes, détenant autant de pouvoirs que Staline et Mao réunis. Ils sont propriétaires de la terre d’Egypte, seulement concédée à leurs sujets, ils nomment les vizirs qui dirigent en leur nom l’administration, ils désignent les généraux et décident de la guerre et de la paix, la justice est rendue en leur nom et sous leur contrôle, ils arrêtent les lois et tous les règlements qui ordonnent la vie quotidienne, et sont en même temps des dieux vivants, seuls prescripteurs des choix théologiques, auxquels les croyants - c’est-à-dire toute la population - doivent obéissance et admiration. On ne les voit guère sauf pour les cérémonies grandioses organisées de loin en loin, confinés qu’ils sont dans leurs immenses palais peuplés de domestiques et des femmes du harem, ou dans leurs temples colossaux aux salles fermées et obscures. Leur seule limite, c’est la loi divine (dont ils sont seuls dépositaires) qui leur enjoint de «faire le bien» et d’agir dans l’intérêt de leurs sujets. Limite dont ils sont les seuls interprètes, sauf en cas de catastrophe naturelle ou de guerre perdue, auquel cas leur légitimité peut être contestée, ce qui peut conduire à un changement de dynastie. Quiconque a visité Karnak, temple écrasant de solennité, ou les pyramides de Gizeh, tombeaux aussi grands qu’une montagne, où leurs domestiques les plus proches étaient enterrés vivants à leurs côtés, peut sentir l’absolue domination de cet Etat qu’on peut difficilement qualifier autrement que de totalitaire.

Akhenaton congédie plus ou moins brutalement les prêtres d’Amon, fait bâtir des temples pour le nouveau dieu, nommés «gematons» («où Aton est trouvé»). Il change le nom de son épouse Néfertiti en Néfernéferouaton («belle est la perfection d’Aton»), avec laquelle il gouverne ; les deux formant, en compagnie d’Aton, une sorte de Sainte Trinité impérieuse et mystérieuse. Il quitte Thèbes et s’installe avec sa cour dans une nouvelle capitale sortie du désert, nommée Akhetaton («l’horizon d’Aton»), aujourd’hui Amarna, sur la rive droite du Nil, à 300 km plus au nord, comme Louis XIV a construit Versailles ou Pierre le Grand Saint-Pétersbourg. Les temples y sont bâtis à ciel ouvert pour laisser pénétrer sur les lieux sacrés la bienfaisante lumière du dieu soleil.

Bogdanov

A vrai dire, cette révolution ne concerne guère les Egyptiens, elle n’a pas le temps de s’étendre dans la société. Les recherches archéologiques montrent que les anciennes divinités continuent d’être révérées au sein des foyers. On trouve même des statuettes du vieux culte dans les habitations d’Akhetaton, ville abandonnée dès la disparition d’Akhenaton. Ainsi, à la mort du pharaon hérétique, les prêtres d’Amon, qui tiennent le jeune Toutânkhamon sous leur coupe, n’ont guère de peine à rétablir la religion traditionnelle, faisant marteler sans pitié les représentations d’Aton, même s’il en reste suffisamment pour retracer cette histoire.

L'influence de cette révolution religieuse éphémère fut surtout esthétique. Sous le règne d'Akhenaton, les représentations du pharaon changent. On le voit dans l'intimité, entouré de sa famille, dans un décor naturaliste où abondent les fleurs et les plantes. La statuaire atonienne allonge les visages, qui prennent cette forme un peu fantastique mal imitée aujourd'hui par les frères Bogdanov. Le corps du pharaon n'est plus idéalisé. Certains égyptologues voient le règne comme une période noire, source d'intolérance et de répression, déclenchant, par la confiscation des biens des prêtres d'Amon, une crise économique liée à l'interruption des échanges. D'autres nient la répression et soutiennent que le peuple égyptien continua de vaquer comme devant à ses occupations. Passionnants débats de spécialistes, qui ne peuvent néanmoins ternir la légende du pharaon précurseur, démiurge d'un culte nouveau appelé à une longue postérité. Ainsi les égyptologues gardiens de la science restent-ils interdits face à la force du mythe, comme immobilisés par l'antique objurgation : «Par Horus, demeure !»