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Forum «Rebondir»

La France, pays de l’imprévoyance

Rebondirdossier
Le haut niveau de couverture des soins de santé cache une réalité contrastée : les autres risques demeurent souvent sous-estimés.
Titre de la photographie : Kickass (Photo Maia Flore. VU)
publié le 26 mars 2019 à 18h46

«Ne pas prévoir, c’est déjà gémir», se plaisait à dire Léonard de Vinci. Si l’histoire ne dit pas où fut prononcée cette ode à la prévoyance, il est possible d’imaginer qu’elle put l’être lors d’un séjour de l’artiste en France. Inquiet, Léonard, comme nombre de Français aujourd’hui ? C’est crédible : les données contemporaines l’attestent, prévoir n’est pas un art hexagonal. Une étude indépendante menée dans douze pays et cinq continents, plaçait même en 2016 les Français en tête de l’insouciance : ils étaient 29 % à se projeter «rarement» dans l’avenir, loin, très loin de la moyenne (17 %). Plus de la moitié avouait même benoîtement qu’en cas d’imprévu, ils ne pourraient pas faire face financièrement (contre 35 % de l’ensemble des sondés).

De fait, les Français maîtrisent mal le sujet. «La prévoyance est un champ très mal connu et peu discuté en France», confirme Denis Raynaud, directeur de l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes). Commençons, donc, par la définition. La prévoyance, c'est la promesse d'une compensation financière des pertes de revenus liées à l'interruption de l'activité professionnelle. «La loi du 31 décembre 1989 [loi Evin, ndlr] instaure une définition unifiée : elle comprend "la prévention et la couverture du risque décès, des risques portant atteinte à l'intégrité physique de la personne ou liés à la maternité ou des risques d'incapacité de travail ou d'invalidité ou du risque chômage"», cite Denis Raynaud.

Luxe mal partagé

En France, la prévoyance compte trois niveaux de prise en charge. Le premier, le seul obligatoire, relève de la Sécu. Celle-ci prévoit une prestation compensatoire égale à 50 % du salaire journalier de base et dans la limite de 1,8 fois le smic, le tout assorti d’une période de carence de trois jours. C’est peu pour vivre. D’où deux autres niveaux complémentaires (et facultatifs) : l’assurance au sein des branches ou au sein des entreprises.

C’est sur ces deux niveaux que se positionnent les trois grands acteurs de la prévoyance. Les assureurs sont le premier, qui pèse près des deux tiers du marché. Les autres intervenants (à but non lucratif cette fois) sont les institutions de prévoyances (environ 30 %) et les mutuelles (moins de 10 %). A noter que le marché de la prévoyance, qui pesait près de 21 milliards d’euros de cotisations en 2017, est dominé par les contrats collectifs (55 %).

Assez peu informés, les Français sont le plus souvent tributaires des contrats proposés (ou non) par leur employeur. Et c'est là que le bât blesse : la prévoyance est un luxe mal partagé. Ainsi, si le niveau de garantie progresse en France, le nombre des travailleurs couverts non. «La part des entreprises ayant mis en place au moins une garantie a peu varié depuis 2013, autour des 85 %», souligne Pauline Jauneau-Cottet, chargée d'études et de recherche au Credoc, auteure d'un baromètre de la prévoyance. Dans le même temps, «la part des salariés couverts par quatre ou cinq garanties de prévoyance a augmenté de 14 points entre 2013 et 2017 (à 43 %)». De quoi creuser des inégalités béantes. Selon les derniers chiffres disponibles (étude Irdes de 2009), 90 % des cadres étaient couverts contre 75 % des ouvriers. De même, les grandes entreprises couvrent bien mieux que les petites.

Lacune

«La prévoyance est le parent pauvre de la couverture du risque en France», poursuit Denis Raynaud, qui juge urgent de la développer : «Le niveau de couverture est bas comparé à celui de la santé. Or la prévoyance concerne des risques majeurs, susceptibles de plonger les individus dans la pauvreté.» L'accord national interprofessionnel de 2013, qui instaurait la complémentaire santé obligatoire en entreprise, est symptomatique : «A l'époque déjà, beaucoup d'observateurs ont tiqué, notant qu'on améliorait la couverture de petits risques tout en oubliant complètement les plus gros. Encore une fois, la prévoyance avait été oubliée».

Un risque spécifiquement analysé par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), témoigne du retard français : l’invalidité. Avec, en 2015, des prestations d’invalidité comptant pour 2 % de son PIB, la France est en dessous de la moyenne de l’Europe des Quinze (les plus développés de l’UE, 2,1 %), loin derrière les pays scandinaves (Danemark 4,1 %, Suède 3,3 %, Finlande 3,2 %), les Pays-Bas (2,7 %) ou l’Allemagne (2,3 %). Autre lacune française, l’accompagnement lors du retour à l’emploi. «En Allemagne ou aux Pays-Bas, les entreprises sont incitées à s’impliquer dans la reprise d’activité de leurs salariés, via le temps partiel ou le travail à distance. C’est moins le cas en France, où l’accompagnement, négligé par l’Etat comme par les entreprises, est défaillant», note Denis Raynaud. Or les études montrent que plus longtemps l’on reste éloigné de l’emploi, plus dure est la reprise.