Menu
Libération
Forum de Strasbourg: tribune

«Lit-on Kant de la même façon de ce côté du Rhin ou de l’autre ?»

L'Europe: un esprit de résistancedossier
Dossiers liés
Pour la sociologue Dominique Schnapper, l'Europe de la culture est à construire chaque jour dans le respect de sa diversité. Elle participera samedi 18 mai au Forum Libération à Strasbourg.
(Flickr/guldfisken )
par Dominique SCHNAPPER, sociologue et politologue, directrice d'étude à l'EHESS
publié le 6 mai 2019 à 18h29

L’excellente revue

Books

a republié un texte de Paul Valéry, daté de 1926, qui propose de caractériser l’Europe par trois héritages : celui de l’empire romain, celui du christianisme et celui de la rationalité héritée de la Grèce. Rome a légué aux Européens l’idée de «la majesté des institutions et des lois», «l’appareil et la dignité de la magistrature», un «modèle éternel de la puissance organisée et stable», qui «a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration». Le christianisme, en se coulant dans le modèle romain, à son tour, «finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers», en nous transmettant sa vocation universelle. Enfin, nous devons à la Grèce «la discipline de l’Esprit» : «L’Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe».

On peut illustrer ou discuter chacun de ces termes, mais il n’est pas douteux que les nations européennes ont objectivement des traits communs qui les distinguent du reste du monde et qui expliquent la domination qu’elles ont exercée jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, grâce à leur esprit critique et au monde technoscientifique que cet esprit critique a permis de construire. Mais cet héritage commun ne suffit pas à entretenir une identité et des institutions politiques communes, les conflits entre proches sont souvent les plus violents.

Hériter, c’est recueillir, transformer et transmettre aux générations suivantes. Les héritages ne sont jamais acceptés tels quels, ils ne cessent d’être réinterprétées. Le respect des institutions qui a assuré la «stabilité politique» romaine n’est pas le même à travers les nations de l’Europe. Non seulement tout ce qui organise la vie démocratique – le mode de scrutin, le rôle des partis politiques, le nombre des assemblées, leur mode de fonctionnement – diffère d’un pays à l’autre (on sait qu’il n’a pas été possible d’adopter un mode de scrutin commun à tous pour l’élection du parlement au suffrage universel direct), mais la relation à la loi n’est pas la même dans les pays du Nord, de tradition protestante, et dans le Sud, resté de tradition catholique. L’Église catholique polonaise qui encadrait les immigrés installés dans le Nord de la France jugeait sévèrement l’Église catholique française, moins respectueuse des rituels de la tradition.

La république des lettres qui par vocation se joue des frontières politiques n’échappe pourtant pas à la pesanteur de l’histoire nationale. La multiplicité des langues est plus qu’une difficulté à se comprendre, ce sont autant d’imaginaires qui séparent les voisins. Même les philosophes ou les artistes qui se veulent les plus indépendants s’inscrivent dans un monde national. Lit-on Kant de la même façon de ce côté du Rhin ou de l’autre ?

La diversité est une vertu et l’Europe est un lieu de traversées et de contacts, d’échanges mais aussi de violences, comme la vie elle-même. La construction européenne est évidemment souhaitable et nécessaire, qui penserait à revenir aux passions nationalistes d’antan ? Mais elle n’est pas donnée, elle est à construire chaque jour, d’Erasmus à l’activité des intellectuels et des artistes. Il faut y travailler sans illusions sur le temps que prendra ce processus. Il s’agit toujours comme du temps de l’empire romain de conjuguer l’universalité du citoyen européen et de la Raison humaine avec le respect des diversités par lesquelles les individus historiques donnent un sens à leur existence.