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Forum de Strasbourg: tribune

«Je me sens Européen parce que je sens des racines»

L'Europe: un esprit de résistancedossier
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A l'occasion du Forum Libération à Strasbourg, l'écrivain italien Erri de Luca propose une vision poétique d'une Europe qu'il espère plus unie.
(Flickr/Soumei Baba)
par Erri De Luca, Ecrivain
publié le 7 mai 2019 à 17h06

Je visite plus volontiers des espaces ouverts que des musées. Je suis allé voir les montagnes les plus hautes de la terre, puis j’ai touché l’écorce des gigantesques arbres millénaires, les séquoias, leurs cimes où s’accrochent les nuages. Dans de tels lieux, il m’arrive de penser à l’Europe. Près de leurs hauteurs, je perçois les profondeurs qui les soutiennent et continuent à les pousser vers le haut. Je me sens Européen parce que je sens des racines.

Sous chaque mètre de notre continent est déposée son histoire, un enchevêtrement de ramifications tortueuses. Le sol d’Europe a été fertilisé par des guerres, des incendies, des épidémies, des cendres de volcans, des schismes et des orthodoxies, des cimetières éventrés, des inondations et des fleuves pour recouvrir ses époques par couches.

Partout l’Europe est un sous-sol, chaque terrassement, chaque fouille fait remonter à la surface des squelettes de son histoire, des fragments d’un animal unique. Notre désarroi devant les flammes au-dessus de Notre-Dame est celui d’une plante qui sent mutiler une de ses racines, mais qui porte aussi en soi la force de pouvoir la faire repousser.

L’Europe c’est la Méditerranée, les montagnes catapultées hors de ses fonds pour encombrer le ciel avec des fossiles de poissons et de coquillages. Dans leurs voyages le long de ses routes, les marins ont transporté semences et philosophies, épices et astronomies, minéraux et géométries, divinités, calculs, horoscopes, aliments, bref le menu varié du mot civilisation.

Cette mer fut appelée Nostrum par les Romains qui la reconnurent comme une zone commune aux peuples nés sur ses côtes. Aujourd'hui, Nostrum comprend aussi tous ceux qui, nés ailleurs, sont venus y mourir noyés en nombre incalculable. Aujourd'hui, l'Europe traîne derrière elle non pas la robe de mariée, mais le linceul de sa mer d'origine.

Les frontières avaient divisé sa surface en autant de pièces colorées que celles du costume d’Arlequin, selon les drapeaux. Mais les limites appartiennent moins à la géographie qu’à l’histoire qui, par mauvaise habitude et par rime, est provisoire.

Son avant-dernière version fut la pire, elle s’est exprimée dans le délire d’extermination de la Seconde Guerre mondiale, la plus grande destruction de l’espèce humaine contre elle-même. La convalescence a persuadé les survivants de construire une zone à garder indemne. Les nationalismes ont été bannis et maudits, une surface sans douanes et sans frontières s’est formée. Ainsi sont nées les générations de la dernière version du mot Europe. Elles sont la primeur d’une tout autre histoire : elles n’ont pas connu l’effet du mot guerre, elles n’ont pas été décimées et massacrées en masse au seuil de leurs vingt ans.

Pour elles, il existe depuis toujours un Parlement européen, une monnaie commune, un diplôme valable de l’île de Malte à la Finlande, de l’Atlantique à la mer Noire. L’Europe revient à ceux qui y sont nés. Ceux de mon âge, nés au siècle des guerres mondiales, ne devraient pas avoir de droit de vote ni de choix sur l’avenir de leur Europe. L’exemple de la Grande-Bretagne montre bien, à part le cauchemar dans lequel elle se débat, le poids abusif du vote des plus âgés sur l’avenir des jeunes anglais.

J’ai appris d’autres langues par curiosité. Aujourd’hui, pour eux, si l’on n’en connaît pas au moins trois on est en retard sur les autres.

Les nationalismes existent, mais ils sont un fardeau de l’Histoire, un poids mort que l’Europe porte sur ses épaules. Son avenir ne va pas vers le rétablissement des frontières intérieures. Il va vers la constitution fédérale des États-Unis d’Europe.

Traduit par Danièle Valin.