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Forum de Strasbourg: reportage

A Strasbourg, dans les pas de l'Europe

L'Europe: un esprit de résistancedossier
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Siège de plusieurs institutions majeures de l'Union, la capitale alsacienne se revendique aussi celle de l'Europe. Un itinéraire de 2,5 kilomètres dans ses rues permet de mesurer à quel point la ville s'est imprégnée de ce statut.
Au Parlement européen de Strasbourg. (Photo Jean-Christophe Verhaegen. AFP)
publié le 13 mai 2019 à 16h46
(mis à jour le 17 mai 2019 à 12h32)

Elle est ce qu’on ne voit plus. Tellement inscrite dans le quotidien des Strasbourgeois qu’elle en serait devenue une routine. Elle imprègne l’air comme quelque chose de diffus, d’impalpable. Elle, c’est l’Europe, dont Strasbourg revendique le statut de capitale. Une fois par mois, à chaque session du Parlement européen, la ville se transforme, bouillonne, bruisse dans toutes les langues, ressemble à un campus Erasmus, jeune, festif. Les appartements du centre-ville se transforment en auberges espagnoles. Au fil des années, les Strasbourgeois se sont liés à des assistants parlementaires, traducteurs et autres petites mains de l’institution auxquels ils sous-louent leur appartement ou leur chambre d’ami à chaque plénière. Les cafés, restaurants et hôtels font le plein. Ces soirs-là, Strasbourg se couche tard. On se rencontre, on se mêle, et on refait le monde, et on refait le vieux continent.

Petit matin de mai, direction le «Parcours d’Europe», un tracé de deux kilomètres et demi dans le quartier des institutions. Le panneau promet qu’ici, l’Europe, on peut «la toucher du bout des doigts». Alors on remonte à vélo la chic Allée de la Robertsau, avec ses arbres au cordeau, ses grandes villas drapeaux aux balcons : Russie, Algérie, Luxembourg, Slovénie, République tchèque, Suède, Kosovo… Les consulats, ambassades, représentations permanentes défilent, comme un amuse-bouche. Strasbourg, ville internationale, diplomatique.

Jeu de piste

L’allée devient avenue, celle de l’Europe, longeant le Conseil de l’Europe. L’institution est en fête : 70 ans cette année. Sur le trottoir d’en face, à l’orée du parc de l’Orangerie, les campements de fortune de requérants désespérés, grévistes de la faim, plaignants déboutés, pancartes et banderoles tournées vers la Cour européenne des droits de l’homme. On emboîte le pas de collégiens venus d’Angers qui se ruent sur une table de pique-nique dans le parc du Lieu d’Europe. Cartes et livrets en main, ils planchent sur l’énigme finale du grand jeu de piste organisé dans le quartier à destination des scolaires pour apprivoiser l’Union européenne. Ouvert en mai 2014, le Lieu d’Europe, géré par la ville et porté par des citoyens europhiles, entend expliquer l’Europe aux citoyens, renforcer leur sentiment d’appartenance via des expositions, conférences, animations.

Quelques coups de pédale plus tard, et c’est la tour Louise-Weiss qui est en vue, le siège du Parlement européen. A ses pieds, les Strasbourgeois jardinent, jouent au tennis, nagent été comme hiver dans le bassin nordique de la piscine municipale du Wacken. De l’autre côté, l’école européenne, construite en 2015 et qui accueille 1 000 enfants de la maternelle au baccalauréat. Priorité est donnée aux enfants des fonctionnaires européens dans cet établissement où l’enseignement se fait dans la langue maternelle de l’élève.

Des grues jalonnent le quartier Archipel jouxtant le parlement. Signe de la construction européenne, elles gagnent du terrain. 15 000 m2 de bureaux à investir, 40 000 autres devraient sortir de terre, financés par les collectivités locales. Sur le parvis, les visiteurs individuels et les groupes se massent au portique de sécurité. Il suffit de présenter une carte d'identité pour visiter gratuitement le cœur démocratique de l'Europe. On se faufile avec une trentaine de personnes, des retraités, des couples, des étudiants, des familles, français ou étrangers, tous de passage à Strasbourg. Ils cheminent d'escalators en passerelles dans cette ruche qui, hors session, ne bourdonne pas. Ils poussent la porte de l'hémicycle, laissent échapper des «Wahou» avant de s'asseoir dans l'arc dédié au public, surplombant le parterre de fauteuils des eurodéputés sur lequel donnent les fenêtres des bureaux des interprètes qui traduisent les débats en temps réels.

Homme-girafe

«Avec 24 langues parlées dans l'UE, c'est plus de 500 combinaisons possibles», indique la vidéo de présentation. A la sortie, Valérie, touriste parisienne, confie : «C'est émouvant d'être là, au cœur de ce projet pour la paix. Le Parlement, c'est le lieu où le citoyen a sa place.» La visite se poursuit au Parlementarium Simone-Veil, espace interactif ouvert en 2017. Sabrina et ses deux ados jouent sur les écrans tactiles de simulation, ils font varier les délais, le budget, mais rien n'y fait, ils ne parviennent pas «à faire passer une loi contre la pollution». «On est déçus, ce n'est pas leur priorité», ironise-t-elle. Richard, le père, connaît les lieux comme sa poche. Le professeur d'histoire y a emmené une dizaine de fois ses collégiens de Béziers. A chaque fois, le Parlement européen est la conclusion du circuit qu'il leur concocte, après Verdun et le camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Le Parlement comme un happy end.

On prend ensuite place dans les larges fauteuils d'une salle cocon pour une vidéo à 360° capable sans doute de filer des frissons même à un eurosceptique, vidéo sur l'aventure européenne, ses défis. Une invitation à y «prendre part», voter. On remonte en selle, la piste cyclable serpente à travers les pavillons de la cité jardin Ungermach de 1920, jusqu'au quai du Chanoine-Winterer où se dresse la statue de l'homme-girafe devant Arte. Parfois des passants s'assoient sur la terrasse, attendant un serveur qui ne vient jamais. C'est la cantine du média franco-allemand. Arte poursuit son développement européen, avec en ligne de mire la création d'une plateforme de programmes avec des chaînes publiques de République tchèque, Autriche, Belgique, Luxembourg, Irlande, Suisse, Finlande… Un réseau qui coproduit déjà des fictions, documentaires ou encore des séries, comme Eden, sur les réfugiés.

Currywurst

L’Europe à vivre, c’est surtout oublier la notion même de frontière. Elle est devenue un événement dramatique, exceptionnel, qui n’existe plus qu’en cas d’attentat, de menace… Quand les contrôles sont rétablis sur le pont de l’Europe, quand cela bouchonne. Sinon, elle n’est pas. C’est un grand jardin, un voyage en tram, un jeu d’enfant, une couverture 4G. Même les téléphones ne reçoivent plus les SMS incessants des opérateurs promettant de nous «accompagner à l’étranger».

C’est souvent le samedi. Quand on charge le tricycle dans la rame, entre les cabas et poussettes, direction Kehl. Depuis son extension vers l’Allemagne en 2017, la ligne D est la plus utilisée du réseau. Plus de 7 000 voyageurs le samedi, soit deux fois plus qu’en semaine. Là, dans le petit bourg coquet, les jeunes parents se fournissent en couches, en petits pots pour bébé, on achète des produits pour la maison, des cigarettes, tout ça moins cher. Et on flâne jusqu’à un bras mort du Rhin pour siroter une bière en mangeant une currywurst sous le sol pleureur du biergarten du bucolique jardin des Deux-Rives, un œil sur le bac à sable où gamins allemands et français coopèrent, peut-être en espéranto. Puis on rentre par la passerelle au-dessus du Rhin, spot de photo prisé des futurs mariés en habit. Et déjà, le Port-du-Rhin et son arrêt de tram. Théâtre de violents affrontements durant le sommet de l’Otan, voilà dix ans, le Port-du-Rhin est aujourd’hui méconnaissable, avec sa place pavée et végétalisée, bordée d’une clinique et d’immeubles neufs. Un char d’assaut devant l’école rappelle que le quartier fut longtemps un no man’s land entre la France et l’Allemagne ennemies.