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Libération
Forum de Strasbourg: tribune

L’Europe est une fiction qui n’existera pas sans nous

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Emmanuel Ruben a remonté les rives du Danube à vélo et se décrit volontiers comme un écrivain européen de langue française. Samedi 18 mai, il participera au Forum Libération à Strasbourg et en juin, il recevra le prix Nicolas Bouvier à Saint-Malo.
(Rosario Fiore/Flickr)
par Emmanuel Ruben
publié le 17 mai 2019 à 10h17

L’Europe est une fiction fluctuante, aux frontières mouvantes, un archipel sans contours qui ne sait pas toujours où est son centre. Elias Canetti, qui naquit à Roussé, en Bulgarie ottomane, sur les bords du Danube, rappelle que lorsqu’un de ses parents « remontait le Danube vers Vienne, on disait : il va en Europe ». Hier, une ami grecque m’a confié que jusqu’à une date récente, la police française exigeait toujours son passeport à l’aéroport ; le seul avantage de la crise, m’a-t-elle dit, c’est que vous, les Français, vous savez maintenant que la Grèce est en Europe ; désormais, de l’autre côté de la ligne jaune, on se contente de ma carte d’identité.

L’Europe est une fiction plurielle, sédimentée par une mémoire partagée sur un territoire disputé, des siècles de guerre civile ayant forgé un sentiment de provenance qui nous rend étranger partout où l’on ne s’est pas battu pour nos Alsaces ou nos Sudètes. Un ami me demandait récemment quand je franchirai enfin, dans mes livres, les frontières de l’Europe et de son Proche-Orient. Je lui ai répondu que je n’en avais pas l’intention. Tout ce que je peux écrire à propos du reste du monde suinte de tous ses pores l’exotisme le plus idiot : que je décrive le Cambodge ou le Pérou, des pays que j’aime, et j’ai l’impression d’être un personnage de Kipling ou de Chatwin, en quête d’un royaume qui n’est pas le sien, écrivant dans une langue qui n’est pas la sienne. Car l’Europe – et je dis bien l’Europe, pas l’Union européenne – est ma patrie, mon territoire ; je ne suis pas un écrivain français, je suis un écrivain européen de langue française. Et comme l’Europe n’a pas d’autre langue commune que la traduction, je lis mes compatriotes dans cette langue étrange qui est aussi celle de leurs traducteurs.

L’Europe est une grande fiction, qui a besoin de petites fictions pour exister pleinement. De récits qui l’arpentent et de romans qui l’inventent. Que l’on pense à Mme de Staël ou André Suarès, à Stefan Zweig ou Virginia Woolf, à Joseph Roth ou Herta Müller, à Joseph Conrad ou Romain Gary, à Panaït Istrati ou Danilo Kiš, à Fernando Pessoa ou Marguerite Yourcenar. Mais l’Europe existe aussi grâce à tous les hommes et toutes les femmes ordinaires qui la peuplent et que nous avons rencontrés, d’Odessa à Strasbourg, sur la route du Danube. L’Europe, je l’avais balayée plusieurs fois, par tous les moyens, voiture, avion, train, bateau. Aujourd’hui, je peux compter sur les doigts d’une main tous les pays d’Europe où je n’ai pas mis les pieds : Biélorussie, Malte, Islande, San Marin, Lichtenstein. Mais il me fallait la traverser à vélo pour éprouver la densité de son histoire et la continuité de sa géographie dans la pulpe de mes mollets et pour prouver que je ne mens pas tout à fait quand je prétends que je suis un écrivain européen. Je peux le dire, à présent que je l’ai traversée en comptant sur mes propres forces : l’Europe est une fiction qui n’existera pas sans nous, écrivains, artistes, ou tout simplement citoyens, engagés dans le combat climatique et démocratique, prêts à réécrire l’Europe de demain.

Sur la route du Danube, dernier livre paru d'Emmanuel Ruben.