C'est l'Europe à la table du petit-déjeuner dressée par le festival Ososphère, en ouverture du Forum Libération à Strasbourg. Les croissants au beurre côtoient le bacon et les haricots blancs, il y a de la musique, une fresque sur l'imaginaire européen, un débat sur l'Europe des villes que croque sur son calepin un étudiant en art plastique. C'est pluriel et varié, comme l'Europe. On jette notre dévolu sur une datte marinée aux épices et au rhum, «l'inspiration du matin» du chef strasbourgeois Olivier Meyer. Puis on file à la librairie Kléber rejoindre l'équipe du P'tit Libé qui anime une première rencontre destinée aux petits et grands enfants. Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, raconte l'Europe comme un conte, une grande aventure : la guerre, la réconciliation, «le projet génial» de l'Europe des Six, l'élargissement… Les petites mains se lèvent et prennent la parole. A quoi sert l'Union ? «Aux accords commerciaux», bredouille un petit garçon. Les grands sourient. Jean Quatremer poursuit sur une série d'anecdotes qui esquissent une Europe plus vivante : les eurodéputés allemands très assidus, les Français nettement moins, l'hémicycle bruxellois construit sur un ancien marais qui s'enfonce, les rires à retardement qui parcourent ce même hémicycle au fur et à mesure des traductions et cet humour danois que «personne ne comprend». On se régale de ces petites incompréhensions qui frôlent parfois l'incident diplomatique.
Quelle est la langue de l'Europe ? Dans le débat suivant, Barbara Cassin fustige le «globish», le global english, «une langue sans auteur et sans œuvre», «une langue des dossiers, des demandes, des classements et attributions». Philosophe et philologue, elle oppose cette «langue d'experts» à celle «dans laquelle on s'exprime et on invente». Et cite Umberto Eco : «La langue de l'Europe, c'est la traduction.» Mais que faire face aux discours des tribuns, populistes, nationalistes, qui jouent sur les affects et la peur ? Quels mots pour répondre aux maux de l'Europe ? Barbara Cassin cite le penseur Protagoras, «il faut apprendre à juger, c'est la seule faculté politique pour lutter contre le populisme».
Résister, c’est se parler
A son côté, l'écrivaine et boxeuse polonaise Grazyna Plebanek compare le langage à un combat qui s'est «durci» ces dernières années, mêlant «références aux valeurs patriotiques» et «propagande communiste». Des relents du XIXe siècle que «la jeune génération ne peut reconnaître, fascinée par cette langue qui dit rompre avec le politiquement correct». «Ils tombent dans ce piège du pouvoir conservateur et complotiste», déplore l'écrivaine qui se demande finalement si «face aux discours de haine, [ses] propres réactions ne sont pas trop polies». Résister, c'est se parler. «Les populistes se parlent en Europe et représentent un danger palpable. Il faut se parler à d'autres niveaux», souligne Barbara Cassin. Elle imagine «une sorte d'Erasmus pour les adultes». «Les partis politiques sont organisés, pas nous : mais je ne sais qui est ce nous», ajoute celle qui a traduit Hannah Arendt, convaincue du rôle des intellectuels dans le débat public. «Ils peuvent faire entendre une voix qui ne soit pas soumise aux diktats de la banalité du mal», préservée des clichés et de «ces mots qui arrivent massivement sur le marché, recouvrent tout et ne veulent plus rien dire».
Réputé égalitaire, le Danemark souffre pourtant d'une «confrontation entre le peuple et les élites», observe Jens Christian Grøndahl. L'écrivain danois envisage alors la littérature comme une langue universelle : «La littérature sert à questionner l'identité, la faire douter avec l'espoir d'exprimer une expérience humaine qui traverse les frontières», au contraire de la langue nationale qui sert l'identité.
«Ne pas être un club de happy few»
L'écrivain Emmanuel Ruben raconte «les enlisés de l'intérieur» qu'il a croisés «dans les campagnes désertées serbes, hongroises, bulgares, slovaques». Une route longue de 4 000 km, suivie à vélo. Cette distorsion dans le sentiment d'appartenance exprimée par «les laissés-pour-compte de l'Europe» est contenue dans ce simple «vous, les Européens», qu'on lui adressait : «Le monde dans lequel ils ont vécu s'est effondré, et à la place, il n'y a rien.» Pour Olivier Guez, écrivain, la montée du populisme s'explique aussi par l'attitude de «l'Europe de l'Ouest qui a minoré les souffrances de l'Europe orientale sous la période communiste» : «L'Europe ne doit plus donner l'impression d'un club de happy few. Pour changer d'échelle, il faut une base commune que partageraient tous les Européens.»
Un imaginaire commun. «On ne peut pas demander aux institutions de le créer», affirme la sociologue Dominique Schnapper, «il a fallu des siècles aux nations pour avoir le leur». «Le patriotisme institutionnel d'Habermas ne fonctionne pas, précise Olivier Guez, c'est l'Eurovision, la Ligue des champions qui touchent les Européens et provoquent une émotion sur tout le continent.» Et puis pourquoi ne pas «faire vivre ensemble les imaginaires», propose Etienne Klein, physicien et agrégé de philosophie, «ils ont à voir avec la géographie de l'Europe qui est un archipel». Il s'inquiète par ailleurs du «relativisme absolu», de ce que la sociologue Dominique Schnapper nomme «la montée de l'irrationnel» qui gangrène l'Europe : fake news, connaissances scientifiques, opinions circulent sur les mêmes canaux et se confondent. Et les mots qui ont «structuré la modernité» de l'Europe disparaissent. «Progrès» est remplacé par «innovation», devenu un «mot totem». Pour refonder l'idée de progrès, il suggère «une vision de l'avenir qui soit à la fois crédible et attractive».
L'avenir, la jeunesse s'en saisit, tout en chair et en émotion. Léna, Olivier, Marie ont entre 20 et 30 ans et sont des citoyens engagés. «Total est en train de choisir notre avenir», lance Marie Pochon de l'association Notre Affaire à tous. «On veut peser dans la balance politique», explique Oliver Marchand, militant strasbourgeois de Youth for climate. Alors pourquoi ne pas faire une liste et se présenter aux élection européennes ? «Parce qu'il y a urgence. On ne veut pas être une voix de plus au sein des institutions, on demande aux politiques en place d'agir.»
Hollande : le «rêve désenchanté»
La politique. La voilà qui s'installe sur la scène de l'Aubette. François Hollande concède dans une tournure à peine voilée qu'il votera pour la liste PS-Place publique aux prochaines élections européennes. L'ancien chef de l'Etat regrette que l'Europe n'ait pas su dépasser «le pari de l'époque», «l'unité par le marché». «Les peuples ont pris leurs distances» avec cette union aux «compétences devenues exsangues.» C'est ainsi que l'on passe des «utopies réalisées», «idéaux de paix, de démocratie et de libre circulation» au «rêve désenchanté». L'ancien président de la République décrit une Europe en panne, en panne de sa règle de l'unanimité intenable à vingt-sept avec «ceux qui ne veulent plus avancer», «ceux qui ont une autre vision de l'Europe que la nôtre» : «Pour rallumer la flamme, il faut faire un nouveau traité sur l'environnement, l'immigration, la défense.» Le faire d'abord avec l'Allemagne, avant d'être rejoints par d'autres. Il souhaite une union dans l'Union, «pour redonner une perspective», «sinon l'Europe sera devenue indifférente aux peuples. C'est pire que le rejet, l'indifférence».
Strasbourg, ville symbole de la réconciliation franco-allemande, siège du Parlement européen, du Conseil de l'Europe, de la Cour européenne des droits de l'homme, «a un rôle à jouer, un chemin à ouvrir comme un impératif catégorique, celui de réinjecter cette dimension politique», rappelle Roland Ries, maire de la ville. Ici, «c'est l'Europe de Strasbourg». «Ailleurs, ils font des murs, ici on fait des ponts, des trams. Le transfrontalier est un laboratoire de l'Europe.» Il est temps de «repenser l'ensemble du projet européen», il aurait dû l'être à la chute du mur de Berlin, quand la donne a changé, estime Amin Maalouf. Et le repenser à partir du «binôme franco-allemand» est une «piste tout à fait plausible». «Cela vaut le coup d'être tenté», estime l'académicien : «La vague identitaire est partout. L'Europe devrait être l'antidote.»