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Ecrans noirs (2/6)

Présidentielle américaine : le jeu de troll des Russes

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«Fake news», contrôle des données, cyberguerre… Retour sur la face sombre de nos vies numériques. Aujourd’hui, la Russie, Facebook et Trump.
(Dessin Dorothée Richard pour Libération)
publié le 28 juillet 2019 à 18h46

Le 23 juin 2016, à cinq mois de l'élection présidentielle américaine, Matt Skiber contacte sur Facebook un supporteur de Donald Trump pour qu'il l'aide à organiser une manifestation de soutien au candidat républicain. «Je fournis l'argent pour imprimer des affiches et vous procurer un mégaphone», promet-il. Le 2 août 2016, le même Matt Skiber, décidément très motivé par la campagne du magnat de l'immobilier, envoie des messages au groupe Facebook «Florida for Trump». «Salut ! Je suis un membre de la communauté en ligne Being Patriotic, se présente-t-il. Si on perd la Floride, on perd l'Amérique. On ne peut pas laisser faire ça. Et si on organisait un énorme flashmob pro-Trump dans chaque ville de Floride ? On est en train de contacter les militants locaux […] et nous avons besoin de votre soutien. Alors, qu'en pensez-vous ?»

«Hors ligne»

Deux jours plus tard, une pub pour les rassemblements «Florida Goes Trump» est diffusée sur Facebook. Elle sera vue par 59 000 utilisateurs floridiens ; plus de 8 000 cliqueront sur le contenu sponsorisé, qui les redirigera sur la page Facebook «Being Patriotic». Mais Matt Skiber ne s'arrête pas là : le 18 août 2016, il contacte des membres de la campagne officielle de Trump. Il leur présente, toujours via Facebook, son groupe «Being Patriotic», suivi à l'époque par 200 000 utilisateurs, comme un «mouvement populaire et conservateur en ligne qui tente d'unir les gens hors ligne». «Nous avons gagné beaucoup d'abonnés et avons décidé d'aider M. Trump à être élu, avance-t-il. Crier sur Internet ne suffit pas : il doit y avoir des actions concrètes.» Le 20 août, des mobilisations «Florida Goes Trump» se tiennent dans plusieurs villes du Sunshine State. Une prouesse pour Matt Skiber, simple militant patriote et enthousiaste. Surtout qu'il n'est pas américain. Il n'a même jamais mis les pieds aux Etats-Unis. D'ailleurs, Matt Skiber n'existe pas.

A 8 600 kilomètres de la Floride, moins d'un an après l'élection qui a vu la victoire de Donald Trump, Irina Viktorovna Kaverzina est inquiète. Elle travaille comme traductrice pour une société au nom sibyllin, l'Internet Research Agency (IRA), liée au renseignement russe et financée par un proche de Vladimir Poutine. Dans le bâtiment sans enseigne de la banlieue de Saint-Pétersbourg, l'ambiance n'a jamais été joyeuse. Rire y est interdit et passible d'une amende, le copinage est mal vu, les journées sont longues. Mais ce 13 septembre 2017, l'atmosphère est particulièrement lourde. «On vient d'avoir une légère crise au boulot : le FBI a découvert nos activités (c'est pas une blague), écrit Irina Viktorovna Kaverzina dans un mail à un proche. Du coup, avec les collègues, nous devons couvrir nos traces. J'ai créé toutes ces photos et ces posts sur les réseaux sociaux, et les Américains ont cru qu'ils étaient écrits par des Américains.» Matt Skiber, c'est Irina et ses collègues. Une armée de trolls - ils étaient plus d'un millier à travailler à l'IRA en 2015 -, qui ont mené une guerre de l'information et de manipulation à l'aide de faux profils, de groupes, de contenus postés sur les réseaux sociaux. De publicités en ligne également, financées par des comptes PayPal - pour les créer, il suffit de siphonner le numéro de sécurité sociale d'un citoyen américain et de trouver sa date de naissance ou son adresse postale.

«Mesures actives»

Depuis fin 2015 et pendant toute la campagne, ils ont alimenté la conversation aux Etats-Unis et multiplié les efforts en vue de faire élire Trump. En ligne mais aussi dans la vie réelle, puisqu’au moins une dizaine de manifestations ont été initiées depuis Saint-Pétersbourg dans plusieurs Etats clés. Irina Viktorovna Kaverzina et ses collègues avaient pour mission d’exacerber les tensions de la société américaine, alimentant des comptes aux idéologies antagoniques, de Black Lives Matter au Tea Party, avec des groupes Facebook allant de «Stop All Immigrants» à «LGBT United», en passant par «United Muslims of America».

A distance, les trolls de l’IRA ont touché jusqu’à 126 millions d’Américains pendant la campagne rien que sur Facebook (ils ont utilisé des stratégies comparables sur Instagram, Twitter, etc.), ont estimé les équipes de Robert Mueller, le procureur spécial chargé d’enquêter sur les ingérences russes dans la campagne 2016. Leurs efforts ont particulièrement ciblé les «swing states», ces Etats qui basculent d’un parti à l’autre lors des présidentielles, comme la Floride. Il s’agit d’une version numérique de ce que les Russes appellent les «mesures actives» : ces offensives politiques menées depuis des décennies par leurs services de renseignement pour influencer le cours d’événements mondiaux.

Avec son mail de septembre 2017, Irina V. Kaverzina donnera aux enquêteurs de Mueller l'un des aveux les plus transparents de la stratégie de la ferme à trolls russe. Son mail, tout comme les messages de «Matt Skiber», sont cités dans l'acte d'accusation du 16 février 2018. L'IRA, Irina V. Kaverzina et douze autres de ses collègues y sont inculpés pour «complot visant à escroquer les Etats-Unis», «vol aggravé d'identité» et «fraude bancaire». Mais, sauf si la Russie décide d'extrader ses ressortissants, il est peu probable qu'ils soient un jour jugés aux Etats-Unis.

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Article republié dans le cadre de notre dossier web «Vers un numérique éthique», réalisé en partenariat avec MAIF. Supplément à paraître le lundi 18 novembre dans Libération.