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Forum Finance solidaire: compte-rendu

Finance solidaire : l’économie au service de tous

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Encore marginale mais bien réelle, cette notion, apparue depuis plusieurs années dans le paysage français, était au cœur du forum organisé mercredi par Libération, en partenariat avec MAIF.
A l’hôtel de l’industrie, mercredi. Patrick Viveret, Simon Quiret, Alexandra Schwartzbrod, Dominique Mahé et Fanny Gérôme. (Photo Albert Facelly pour Libération)
par Maïté Darnault, (Photo Albert Facelly)
publié le 8 novembre 2019 à 18h06

D’un côté, la finance et ses mantras capitalistiques : placement, risque, rendement… De l’autre, les valeurs de solidarité, d’écologie, d’empathie à l’attention de ses semblables comme de la planète. Les deux semblent a priori irréconciliables. A moins que la première ne parvienne à se repenser. Redonner du sens à notre argent pour faire société, rendre l’épargne altruiste et les investissements vertueux, c’est-à-dire responsables et engagés, c’est l’ambition de la finance solidaire, qui a émergé cette dernière décennie dans le paysage économique français.

Une place encore marginale mais bien réelle qui, si elle croissait, permettrait de passer du pouvoir de l'argent, qui se concentre dans les mains d'une poignée de grandes banques, à l'argent du pouvoir citoyen, mis au service d'un mieux-être collectif. Mais comment convaincre les épargnants, réformer le système bancaire et pousser les politiques à imposer des lois face à celle du marché ? Comment rendre l'utopie concrète ? Ce sont ces questions qu'ont mises en lumière les deux débats organisés par Libération en partenariat avec MAIF, mercredi, à l'Hôtel de l'industrie à Paris.

«Viralité»

Avant d'évoquer les modalités et les acteurs de ce changement de paradigme, le premier échange s'est intéressé aux «résistances poétiques» - car tout engagement naît d'une réflexion et d'une mise en mots - en conviant trois illustres écrivains alliant profondeur des idées et action : le poète Erri de Luca, le philosophe Edgar Morin et la navigatrice Isabelle Autissier, présidente du WWF France. Hormis les lettres, ce trio a en commun son engagement en faveur de la paix et de la nature. «Je crois que les questions environnementales ne sont pas à la croisée des chemins, mais bien le socle de notre vie en société», estime Isabelle Autissier, dont le dernier roman s'intitule Oublier Klara (Stock, 2019). Et ce sont nos modes d'existence, de consommation dans les pays riches qui ont gravement remis en cause l'équilibre complexe du climat. Les enjeux écologiques sont ainsi «directement liés à ceux de la vie, de la dignité, de la démocratie», rappelle la navigatrice, puisque le dérèglement climatique va entraîner des crises sociales et politiques de plus en plus aiguës. Face à cela, parler de poétique n'est pas secondaire, «en particulier pour se rappeler ce lien à la nature qui peut nous procurer un vrai sentiment d'appartenance, de force», souligne Isabelle Autissier.

Faire corps avec sa cause est aussi un leitmotiv d'Erri de Luca, auteur de la Nature exposée (Gallimard, 2016), qui souhaite aujourd'hui mettre sa notoriété au service du peuple kurde : «Ma manière de les soutenir, ce n'est pas uniquement de signer des appels, mais d'aller là-bas, de me mettre à disposition pour témoigner : il est indispensable de ne pas se dérober, de ne pas rester spectateur», explique l'écrivain, rappelant sa devise : «Ouvre ta bouche pour ceux qui n'ont pas de cordes vocales.»

Pour Edgar Morin, penseur de la complexité et auteur de Pour résister à la régression (L'Aube, 2018), le combat de notre siècle est bien la paix. Et la tâche est colossale face au retour de la «haine», du «mépris» dans des sociétés qui se ferment «en érigeant l'étranger, l'autre, comme le principal ennemi». Face à cette «attitude rétrécie», il est vital de «reconnaître la plénitude de la qualité humaine chez autrui». Mais un autre obstacle se dresse : «L'hyperdéveloppement du pouvoir du profit et de l'argent» qui «colonise aujourd'hui les Etats, les ministères», selon le philosophe. «On met le salut dans le calcul, l'algorithme, or c'est complètement vain.» Pour contrer cet assèchement intellectuel et spirituel, Edgar Morin convoque une poésie du quotidien, qui ne soit «pas seulement des vers, mais aussi la communion, l'exaltation de la mémoire collective», au sein «d'oasis de solidarité et de fraternité» que peuvent être la famille, les associations, les mouvements de contestation, à l'instar des récentes manifestations de la jeunesse mondiale en faveur du climat.

«Nous devons accompagner les jeunes dans cette accélération nécessaire, cette viralité, pour soutenir un projet sur l'humanité global», estime Isabelle Autissier. Cela doit passer pour Erri de Luca par la reconquête de la notion de citoyenneté, en opposition à la «clientélisation» de la société, facteur majeur d'isolement : «Le citoyen appartient à une communauté, le client appartient à lui-même, il n'existe que par son pouvoir d'achat, qu'à travers la notion d'efficacité commerciale», pointe le poète activiste. «Le politique a été réduit à l'économique, et l'économique au néolibéralisme», abonde Edgar Morin.

«Pléonasme»

Pour faire machine arrière, rendre positive la notion de rentabilité, (re)mettre nos économies, donc notre économie, au service d'une vision humaniste, de l'écologie et des territoires, il y a la finance solidaire, qui tend à se populariser depuis la crise bancaire de 2008. «Le jour où ce terme ne sera plus un oxymore mais un pléonasme, le monde aura bien avancé», considère Dominique Mahé, président de MAIF et invité du deuxième débat intitulé «Finance solidaire, peut-on donner un sens à son argent ?»

A ses côtés, Patrick Viveret, philosophe et conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, Simon Quiret, président d’AkuoCoop, une plateforme de financement participatif de la production d’énergie renouvelable, et Fanny Gérôme, directrice générale adjointe de France Active, un réseau associatif qui accompagne les entreprises en recherche d’investissements solidaires.

«Pour défendre une économie plus inclusive et durable, il faut également une finance qui le soit», dit en préambule Fanny Gérôme. Pionnière de l'économie sociale et solidaire, France Active compte aujourd'hui 700 salariés et porte plus de 7 000 projets entrepreneuriaux allant d'une librairie itinérante dans des quartiers populaires au maintien du dernier commerce d'un village, en passant par des programmes d'insertion, de tourisme social ou de traitement des déchets. «Nous faisons levier sur la finance classique pour des projets qu'elle va avoir des difficultés à accepter de premier abord, on apporte des garanties, on prend une partie du risque sur le plan de financement», explique Fanny Gérôme, pour qui les enjeux écologiques sont une priorité au même titre que les questions d'emploi, d'utilité sociale et de gouvernance : «Tout entrepreneur peut agir.»

Un engagement que partage MAIF, selon son président, Dominique Mahé : «Nous contribuons à la finance solidaire en tant qu'investisseurs : nous privilégions les placements socialement responsables, qui excluent certaines énergies, l'industrie du tabac et de l'alcool, les pays pratiquant la peine de mort.» MAIF a également développé pour ses sociétaires des gammes de livrets ou de contrats d'assurance vie fléchant directement les capitaux vers des organisations comme France Active. «Il faut accélérer le mouvement, ce besoin de sens se traduit dans l'alimentation et la mobilité, il faut vraiment que ça se fasse dans le domaine de l'épargne», espère Dominique Mahé.

AkuoEnergy, créateur d'AkuoCoop, est un précurseur dans le secteur de l'énergie renouvelable. Premier producteur français en la matière, l'entreprise a créé 64 centrales d'énergies vertes à travers le monde au moyen de sa plateforme de financement participatif, tout en bousculant les modes de gouvernance : son équipe fonctionne de manière horizontale et sa moyenne d'âge est de 28 ans. «Quand j'ai commencé à travailler, je voulais faire carrière, les jeunes d'aujourd'hui veulent se réaliser», salue Simon Quiret, président d'AkuoCoop. A 40 ans, il se présente comme un «trader repenti» de la finance de marché : «Le déclic, ça a été la COP 21 à Paris : j'ai découvert un secteur très attractif, où les entrepreneurs s'engagent pour accélérer la transition énergétique.»

«Richesses réelles»

Il existe en effet une «absolue nécessité que les normes comptables et les indicateurs de richesse prennent en compte les critères écologiques, sociaux, territoriaux», souligne le philosophe Patrick Viveret : «La question n'est pas de savoir s'il y aura une prochaine crise financière, mais quand elle aura lieu.» D'où l'urgence d'anticiper sa violence en inscrivant dès maintenant le débat dans une «forme de résilience» : «Votre intérêt est de placer votre argent dans l'épargne solidaire car la seule vraie garantie contre cette crise, c'est de revenir aux richesses réelles», prévient le penseur.

La finance solidaire doit être une implication de chacun, l'entreprise, le financeur et l'épargnant, souligne Fanny Gérôme : «C'est moins rentable que l'économie classique, il ne faut pas se mentir, mais ça ne nous empêche pas de voir des gens de plus en plus engagés. Notre enjeu, c'est l'éducation populaire, faire de la pédagogie autour de ces sujets d'avenir.»

Y compris auprès des responsables politiques : «Les partis traditionnels vont être poussés à prendre en compte toutes ces urgences, il y a des raisons d’espérer, il faut tout simplement agir et ne pas subir», considère Dominique Mahé. «Nous voulons une forme de démocratie plus continue, participative, collaborative : lançons-la», enjoint Patrick Viveret, afin d’enclencher non pas un rapport de force mais une «dynamique de force». A l’image de ce qu’a déjà permis de créer dans notre pays la finance solidaire, encore minoritaire mais profondément ancrée.