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Forum Instincts Solidaires:Tribune

La littérature, une leçon d’empathie

Instincts solidairesdossier
C’est dans les rêves de la fiction que l’écrivain argentin Alberto Manguel puise sa sagesse pour affronter la vie. Il participera samedi 30 novembre au Forum Libération «Instincts solidaires».
(Flickr. Collection spéciale de la bibliothèque publique de Toronto)
par Alberto MANGUEL, écrivain
publié le 15 novembre 2019 à 9h06

Les lecteurs le savent : c’est souvent dans les pages de leurs livres que se révèle le monde, le plus souvent par le biais de personnages de fiction.

Dans le monde entier, des lecteurs expriment leur vénération pour les semblables de Shakespeare et Cervantès, mais ces grands personnages sont moins tangibles que leurs immortelles créations. Les lecteurs ont toujours su que les rêves de la fiction donnent naissance au monde que nous qualifions de réel.

Mais n’importe quel personnage littéraire ne devient pas le compagnon préféré de n’importe quel lecteur ; seuls ceux que nous aimons le plus nous suivent au fil des ans. Mes camarades les plus intimes sont nombreux : Priam m’apprend à pleurer la mort de mes jeunes amis, et Achille celle de mes aînés bien aimés ; le Petit Chaperon rouge et Dante le Pèlerin me guident au travers des forêts obscures sur la route de la vie ; le voisin de Sancho, Ricote l’exilé, me permet de comprendre quelque chose de l’infâme notion de préjugé. Et il y en a tant d’autres !

Sans doute l’un des charmes principaux de ces êtres fabuleux tient-il à leurs identités multiples et changeantes. Le Petit Poucet a grandi, la belle Hélène est devenue une vieille desséchée, Rastignac travaille pour le Fond Monétaire International, Poil de Carotte languit dans un camp de concentration pour enfants au Texas, la Princesse de Clèves a été réduite à chercher du travail dans la banlieue de Calais.

La fiction noue l’empathie. Le terme fut inventé en 1909 par un psychologue de Cornell University, Edward Bradford Titchner, qui le suggéra comme traduction de l’allemand Einfühlung. Selon Titchner, cette tendance émotionnelle à «ressentir» quelque chose ou quelqu’un est une stratégie que nous employons pour trouver dans des exemples externes des solutions à nos conflits mentaux. L’empathie, suggère Titchner, guérit le moi.

Nos chères pages venues de lieux et de temps lointains incluent l’expérience d’aujourd’hui. En nos propres temps angoissés, les migrations forcées, les réfugiés obstinément pleins d’espoir, les demandeurs d’asile naufragés rejetés sur la côte européenne ont tous leur reflet dans le personnage d’Ulysse s’efforçant de retrouver son île. Dans une étude menée en 1992 par un chercheur de l’Université de Guadalajara, au Mexique, l’un des travailleurs migrants a décrit l’expérience que fut pour lui la tentative d’arriver aux Etats Unis : «Le nord, c’est comme la mer, disait-il. Quand on voyage en tant qu’illégal, on est traîné comme un détritus. J’imaginais la façon dont la mer rejette les détritus sur le rivage, et je me disais : c’est peut-être simplement comme si j’étais dans l’océan, balancé et rebalancé encore.» C’est l’expérience que vit Ulysse dans sa tentative de retour. «Une grosse vague abrupte le frappa, dans un élan terrible, et fit chavirer le radeau, dont le héros fut projeté au loin ; le gouvernail lui échappa des mains : le furieux assaut des vents soufflant en ouragan brisa le mât par le milieu et dispersa en pleine mer la vergue et la voilure. Il demeura lui-même enseveli un bon moment sans pouvoir remonter sous l’assaut des puissantes vagues.»

Dans la lointaine enfance de ma génération, enveloppée dans la douceur de la fantaisie surnaturelle, nos compagnons de jeu étaient Pinocchio, Sandokan le Pirate et le Chat Botté ; ceux des enfants d’aujourd’hui sont vraisemblablement Harry Potter et ses compagnons. Tous ces personnages sont d’une fidélité si inconditionnelle qu’ils ne sont pas troublés par nos faiblesses et nos échecs. Maintenant que mes os me permettent à peine d’atteindre les étagères d’en bas, Sandokan m’appelle une fois encore aux armes et le Chat Botté m’oblige à tirer vengeance des sots, tandis que Pinocchio s’obstine à me demander pourquoi, en dépit de ce que lui a dit la Fée bleue, il ne suffit pas d’être honnête et bon pour vivre heureux. Et moi, de même qu’aux jours lointains d’il y a longtemps, je ne trouve pas la bonne réponse.

Traduction de l’anglais par Christine Le Bœuf