Menu
Libération
Interview

«L’usage des écrans affecte l’intelligence, la santé mentale et la santé corporelle»

Événementsdossier
Pour le chercheur Michel Desmurget des règles sont nécessaires pour cadrer l’utilisation des écrans chez les jeunes.
Extrait de la série Tinder Génération (2017). (Maxime Matthys)
publié le 17 novembre 2019 à 17h36

Trois heures d’écran par jour, dès 2 ans, pour les enfants des pays occidentaux. Près de 4 h 45 pour les 8-12 ans. Deux heures de plus (6 h 45) pour les 13-18 ans… Soit, en cumul annuel, autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (plus que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (deux années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen (deux années scolaires et demi). Michel Desmurget, docteur en neurosciences à l’Institut des sciences cognitives de Lyon, vient de publier

la Fabrique du crétin digital

(Seuil). Il revient sur les dangers des écrans pour nos enfants.

Quels effets négatifs les écrans ont-ils ?

Ils sont multiples et concernent tous les aspects du développement. L’intelligence est touchée à travers les atteintes faites au langage, à l’attention et aux capacités de mémorisation. La santé mentale est affectée à travers une augmentation de l’anxiété, des troubles dépressifs et du risque suicidaire. La santé corporelle est concernée via l’obésité et le risque cardiovasculaire. La liste peut paraître exagérée, mais quand on réfléchit en termes de causalité on comprend très bien le problème. Prenez simplement le sommeil. Il contrôle tous les aspects de notre intégrité individuelle : maturation cérébrale (majeure dans les aires préfrontales à l’adolescence), système immunitaire, fonctionnement cognitif, dépression, mémorisation, obésité, etc. Or, plus les ados passent de temps avec leurs écrans, plus leur sommeil est atteint, non seulement dans sa durée (coucher plus tardif, endormissement plus long parce que la lumière de l’écran retarde la sécrétion de mélatonine - l’hormone du sommeil) mais aussi dans sa qualité avec l’altération des phases essentielles de sommeil profond après l’exposition à des contenus stressants ou excitants juste avant de dormir.

Vous parlez des «effets de contenus», de quoi s’agit-il ?

On ne mesure pas assez l’impact normatif, sur les ados, de ce qu’ils voient à l’écran. Avant on se comparait à nos voisins, maintenant on se compare à ce que l’on voit dans les séries, les clips vidéo, les émissions de téléréalité ou sur les réseaux sociaux. Le problème, c’est que cette comparaison s’opère en grande partie à notre insu. Par exemple, si l’on voit souvent des gens fumer à l’écran et que ces gens sont beaux, sexy, aisés financièrement, la mémoire finit par associer le tabac à tous ces traits positifs… et ce d’autant plus que les impacts sanitaires négatifs sont largement ignorés. C’est pour ça qu’il y a quarante ans, les lobbys du tabac ont offert 500 000 dollars à Sylvester Stallone pour faire fumer Rambo et Rocky. Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre pour les consommations d’alcool ou l’image du corps. En France, 60 % des femmes de poids normal se trouvent trop grosses à force d’être confrontées à des actrices ou chanteuses anormalement (au sens clinique du terme) filiformes. On pourrait parler de la même manière de la sexualité, des genres ou du sexisme.

Vous donnez aussi des exemples dont l’aspect pédagogique est plus que problématique…

Récemment, dans une émission de téléréalité, deux candidates se sont vues apporter des… testicules de moutons, qu'elles ont mangés tandis que le présentateur lançait «avale, avale !». Quelle magnifique image de la femme… Et c'est la même chose dans nombre de séries, publicités, clips musicaux ou jeux vidéo. Qui peut croire que ce bombardement récurrent d'images sexistes et avilissantes n'affecte pas (souvent en profondeur et à leur insu, comme pour le tabac) les représentations des ados ? C'est pareil pour la sexualité (sans même parler de la pornographie). Celle-ci est omniprésente dans les séries, les films, les clips. L'usage du préservatif est alors unanimement oublié et seuls les losers, les nuls et les boutonneux ne couchent pas. Plus les ados sont exposés à ce genre de contenus plus ils ont de chance d'avoir des rapports non protégés, de contracter une infection sexuellement transmissible et de subir une grossesse non désirée.

Quelles conséquences ont les écrans sur la vie scolaire ?

Quand on touche au langage, à l’attention, à la mémorisation, au sommeil, à la stabilité émotionnelle, il n’est pas surprenant qu’on affecte la réussite scolaire. La littérature scientifique ne laisse à ce sujet aucun doute. Offrez une console de jeux, un ordinateur portable ou un smartphone à un ado, ses notes vont baisser. Diminuez sa durée quotidienne de consommation ou retirez les écrans de sa chambre, elles vont monter. La bonne nouvelle, c’est que si l’on respecte le sommeil et que les contenus sont adaptés à l’âge, on ne mesure pas d’effet négatif sur les notes tant que la consommation journalière se maintient sous les trente minutes (une heure si l’on fait une lecture optimiste des études disponibles).

Une piste pour limiter ces consommations ?

Il ne s’agit pas de rejeter les écrans. Personne ne nie qu’ils peuvent être utiles et bénéfiques. Je les utilise moi-même largement pour mon travail. Mais ce n’est pas sur ces usages positifs que se concentre la consommation des ados. Ceux-ci utilisent principalement leurs écrans à des fins récréatives, intrinsèquement débilitantes. On est à plus de six heures et demie d’utilisation quotidienne en moyenne. C’est extravagant ! Il faut des règles : pas le matin avant les cours, pas pendant les repas, pas le soir 90 minutes avant de dormir, pas pendant les devoirs, etc. Pour le smartphone, il y a des applications qui vous donnent le temps d’utilisation, elles sont très utiles à la prise de conscience.