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Forum l'usine et le territoire: Tribune

Une industrie sans usine, sans ouvriers et sans nostalgie

L'usine et le territoiredossier
Pour le géographe Jacques Lévy, la figure de l’ouvrier d’usine ne répond plus aux attentes de la société vis-à-vis de l’industrie : des objets-services connectés, conçus par des designers et fabriqués par des robots, sans cambouis, sans sueur et sans fumée toxique. Il faut faire table-rase du passé.
Des techniciens dans une usine de microprocesseurs (Photo Kazuhiro Nogi. AFP)
par Albert LEVY, géographe, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et à l’Université de Reims
publié le 18 novembre 2019 à 18h52

		Jacques Levy			La force de l’Allemagne ou de la Suisse est d’avoir su faire exister des filières industrielles dans lesquelles le coût élevé de la main-d’œuvre n’est pas rédhibitoire pour briller sur le marché mondial. C’est moins souvent le cas en France où, en dehors du luxe et de l’aéronautique, les entreprises de fabrication sont plus vulnérables. Ainsi en Allemagne, l’industrie manufacturière représente encore 23% du PIB, contre 10% en France. En Allemagne comme en France, toutefois, la part des ouvriers dans l’industrie s’affaiblit. Les «opérateurs» sont chaque jour davantage des techniciens, compétents dans le maniement de machines qui ressemblent de plus en plus à des ordinateurs.

Les ouvriers existent, mais de moins en moins dans l’industrie, et d’autant plus que celle-ci se modernise. Ils restent bien présents dans la construction, la logistique, la manutention, la maintenance, l’entretien et la sécurité, c’est-à-dire dans les branches qui comprennent encore de nombreux postes à faible qualification et qui peinent à automatiser le travail. Inversement, c’est dans la fabrication que les emplois d’ouvriers baissent le plus.

Les success stories dans les «industries de main-d'œuvre», comme aux Herbiers ou à Cholet, reposent sur une culture sociologique et économique qui permet pour un temps de mener une concurrence efficace aux pays à bas coût salarial, mais, même dans ces pôles industriels, la part des ouvriers dans la population active baisse et, comme on le voit actuellement dans l'Italie du Nord-Est, ces performances sont rendues fragiles par la montée en puissance d'économies émergentes qui conduit partout l'industrie à muter. Cela n'empêche pas qu'il soit possible de développer des projets industriels en Europe, notamment lorsque les savoir-faire sont connectés à un environnement de recherche scientifique et technologique dynamique, comme dans les secteurs de la santé, du numérique, mais aussi de la mode ou de l'agroalimentaire haut-de-gamme. Cependant, cette industrie-là n'a presque plus d'ouvriers et ses «usines» ont bien changé.

La capacité de mobilisation a pu faire illusion. La «classe ouvrière» s'est défendue grâce à ses syndicats et ses partis, en convaincant longtemps une partie de la société qu'elle était le présent nécessaire et l'avenir souhaitable du monde. Il faut remettre les choses à leur place : les conflits visibles, qui touchent à chaque fois quelques centaines de travailleurs, comme à Florange, Amiens, La Souterraine ou Blanquefort sont peu significatifs des centaines de milliers d'emplois détruits et créés chaque année en France. L'idée que ces ouvriers en lutte seraient les représentants «par procuration» de l'ensemble du monde du travail perd chaque jour en crédibilité car le reste de la population active ne vit pas la même histoire et a changé d'imaginaire. De même que l'agriculteur traditionnel incarne de moins en moins l'idée que ses concitoyens se font de l'agriculture, de même la figure de l'ouvrier d'usine ne répond plus aux attentes de la société vis-à-vis de l'industrie : des objets-services connectés, conçus par des designers et fabriqués par des robots, sans cambouis, sans sueur et sans fumée toxique.

En dépit des injonctions nostalgiques du nationalisme prolétarien, les nouveaux développements de l’industrie créeront peu d’emplois et encore mois d’emplois d’ouvriers. La force des anciens bassins industriels est de disposer de beaucoup de travailleurs peu qualifiés disponibles. Ce n’est qu’en apparence un avantage. Il n’y a pas de lien simple entre tradition manufacturière et nouvelles localisations de l’industrie, parfois même, comme on l’a vu aux États-Unis avec l’automobile, un lien inverse. Elle a quitté Detroit, migré vers le sud pour trouver de nouveaux sites et de nouveaux travailleurs. Dans le cas des produits de niche visant des créneaux pointus d’échelle mondiale, la réussite vient souvent d’initiatives individuelles ou de microspécialisations n’ayant qu’un lointain rapport avec l’histoire économique locale, et de nombreuses petites villes peuvent tirer leur épingle du jeu. Enfin, dans les secteurs les plus créatifs, les grandes villes – y compris leur centre si la fabrication est légère et propre – et leurs franges péri métropolitaines, bien reliées et généreuses en surfaces bon marché, sont les mieux placées. L’espace de l’industrie se réinvente, du passé faisant table rase.

Jacques Lévy a récemment publié Théorie de la justice spatiale (avec Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, Odile Jacob, 2018) et Le pays des Européens (avec Sylvian Kahin, Odile Jacob, 2019). Il a reçu en 2018 le prix international Vautrin-Lud.