Valérie Delattre participera samedi 30 novembre au Forum «Instincts solidaires» organisé par Libération en partenariat avec le Réseau APA.

L’idée d’une forme embryonnaire de solidarité spontanée surgit au plus loin de l’humanité, il y a deux millions d’années. Un vieil ancêtre aurait-il déjà témoigné son empathie envers l’un des siens, diminué et vulnérable? Peut-on suggérer l’idée d’un paléo-altruisme rudimentaire ? La mandibule d’un des premiers Homo erectus européens, retrouvée à Dmanisi, en Géorgie, présente un édentement quasi complet. Selon l’OMS, cette situation est invalidante et, si la grande majorité des édentés actuels se débrouillent sans assistance ni appareillage, la survie de cet individu lointain a été adossée à l’aide de ses contemporains, pour le partage solidaire ou la mastication des aliments. Est-ce déjà d’une forme d’assistance à autrui ? L’hypothèse est recevable, quand bien même la controverse s’impose : des études comparatives, fondées sur l’observation des grands primates, démontrent que même complètement édentés, ceux-ci survivent en se nourrissant sans l’aide de leurs congénères indifférents. Il en serait peut-être autrement pour Homo erectus ?
La lecture est possible de ces liens ténus qui fédèrent une communauté. Alors même qu’au Néolithique, les hommes se sédentarisent, cultivent et élèvent, construisent de grandes habitations collectives, ils se montrent solidaires dans la douleur de l’un des leurs. On dénombre de nombreux cas de trépanations (4 à 5000 ans avant notre ère) : ce percement de la boîte crânienne devait soulager le cerveau lésé. Si l’on peut s’extasier, parfois avec effroi, sur la prouesse neurochirurgicale effectuée par raclage ou burinage de l’os avec un silex taillé, on ne doit pas occulter le long protocole collectif mettant en action un groupe rassemblé. Il a fallu identifier le mal (même s’il s’agissait d’expulser des êtres malfaisants d’un cerveau malade), décider et programmer l’opération (parfois à la place du patient égaré), procéder à l’acte chirurgical, invoquer les esprits et convoquer les savoirs d’une pharmacopée, assister pendant une convalescence alitée puis accompagner durant le reste d’une vie forcément amoindrie.
Les villageois mérovingiens de Cutry (Meurthe-et-Moselle) ont, eux, sollicité leurs biens et leurs savoir-faire pour appareiller l’un des leurs, amputé des deux mains. L’un a donné une boucle de ceinture, l’autre une agrafe de chaussure et le forgeron a sans doute recyclé des objets en métal pour improviser une fourche bifide, maintenue à l’avant-bras et permettant, par exemple, de se saisir des aliments.
En écho au proverbe «Il faut tout un village pour élever un enfant», force est de constater que, loin des épidémies, des guerres et des ravages qui déstabilisent les fondamentaux solidaires d’une société, l’histoire des hommes est un long récit de comportements, parfois individualistes mais le souvent organisés, en solidarité, au plus près les uns des autres.
«Je suis les liens que je tisse avec les autres», une citation d’Albert Jacquard