Laurence Decréau participera mardi 26 novembre au Forum «L’usine et le territoire» organisé par Libération avec la région Occitanie/Pyrénées Méditerranée.
Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? s’interrogeait Philip K. Dick. Depuis quelques années, les cols blancs rêvent de marteaux et de rabots. Certains, de plus en plus nombreux, passent même à l’action, troquant leurs postes d’encadrement contre une seconde carrière dans l’artisanat. Effet de mode, forcément éphémère ? Il est trop tôt pour en juger. Est en revanche indéniable la nouveauté de ces reconversions vers des métiers qui, jusqu’il y a peu, ne faisaient pas rêver grand monde, du plombier au menuisier, en passant par le tonnelier ou le boucher.
Inscrit dans l’imaginaire des Français, le mépris du travail manuel ne date pas d’hier. Effet secondaire peu connu de l’Humanisme, qui associa la qualité d’Homme à la seule culture lettrée, il a traversé les siècles, implantant dans nos représentations la dichotomie entre Main et Esprit. Les voix des Encyclopédistes, celles de Simondon, de Giono, n’ont pu venir à bout de ce présupposé selon lequel seul pense celui qui agit sur le monde sans se colleter directement avec la matière dont celui-ci est constitué. On en constate un des effets les plus tangibles dans l’histoire récente de l’Éducation française, avec l’orientation par défaut qui réserve la voie professionnelle aux élèves en échec en scolaire.
Pour que l'on s'avise que l'intelligence n'est nullement absente du travail de la main, il a fallu un phénomène nouveau : la taylorisation du travail intellectuel, liée à la complexification du monde de l'entreprise. Avec pour résultat la bullshitisation du travail des cols blancs et son double corollaire, bore-out et crise de sens, dénoncés par l'anthropologue David Graeber. Où retrouver du sens – à savoir un accomplissement de soi dans un travail maîtrisé de bout en bout, dont l'utilité soit patente, et engageant la pleine responsabilité de celui qui le réalise ? Dans le travail artisanal, suggère le philosophe américain Matthew B. Crawford dans son best-seller Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, qui n'est pas étranger à la floraison de néoartisans dans notre pays.
Pour travailler la matière de ses mains, découvre-t-on soudain, il faut posséder un savoir, analyser, comparer, raisonner, imaginer…, en puisant dans une culture acquise par une longue expérience. En bref, maîtriser les opérations qui constituent l’intelligence, et que l’on voulait croire réservées aux intellectuels. Avec pour seule différence la matière bien concrète à laquelle s’applique cette pensée, et ce truchement nécessaire pour la mettre en œuvre : le corps.
Profondément ancré dans nos représentations, le clivage manuel/intellectuel semble en voie de péremption. C’est une excellente nouvelle. Mais le phénomène des néoartisans pose une question inquiétante : pour renouer avec l’éthique du Faire, faudra-t-il désormais s’orienter vers l’artisanat ? Cette épidémie de reconversions pourrait bien plutôt signifier qu’il est temps de s’interroger sur ce qu’est un travail «réellement humain».
Laurence Decréau est l'auteur de plusieurs ouvrages: L'Élégance de la clé de douze. Enquête sur ces intellectuels devenus artisans, Lemieux, 2015. Tempête sur les représentations du travail. Manuel-intellectuel, voie pro-voie générale, col bleu-col blanc…, Presses des Mines, La Fabrique de l'Industrie, 2018.