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Quand éducation rime avec invention

Chronique «classe action»dossier
Voyage au Groenland, nuit dans une tranchée… Les profs multiplient les idées pour enthousiasmer leurs élèves et, parfois, redonner un sens à leur métier. Article paru le 22 novembre 2019.
(Aseyn)
publié le 22 novembre 2019 à 18h31

Il se souvient parfaitement du moment. C’était un jour de printemps, au bord d’une jolie rivière de Seine-Maritime. Il était a ffairé à nettoyer les bordures et là, bam. «Ces poissons tout d’un coup visibles parce que le cours d’eau a baissé… La sécheresse, le réchauffement climatique.»

Sur le chemin du retour, Philippe Nicolas, enseignant depuis seize ans, rumine : «Comment continuer comme si rien ne se passait ? Pourquoi l'école ne se saisit pas des enjeux environnementaux ?» Lui reviennent alors ces mots d'un intervenant venu dans sa classe : «Pour comprendre le réchauffement climatique, il y a un seul endroit où aller : le Groenland.»

«Il suffit de les attraper au vol»

Le projet, «cette folie à plusieurs» comme il l’appelle, a démarré ainsi. Depuis, 21 profs et 450 élèves, de neuf établissements scolaires différents, ont embarqué dans l’aventure. Dix-neuf chercheurs polaires, aussi. Si tout se goupille comme prévu, 18 «ambassadeurs» âgés de 10 à 12 ans prendront le large dans quelques mois, direction le territoire groenlandais. En voyage scolaire donc. L’Education nationale, c’est aussi cela. Des projets ambitieux. Les médias (Libération compris) racontent surtout sur ce qui ne va pas à l’école : ces inégalités sociales qui se creusent, ces réformes à flanquer le bourdon aux plus motivés… Cette frustration aussi, très prégnante dans la profession, de ne pas avoir des moyens à la hauteur des enjeux…

Mais dans le même temps, beaucoup de profs se décarcassent pour trouver de nouvelles façons de transmettre. Ils rivalisent d'ingéniosité pour capter l'attention des élèves. Des profs pépites. Pour les valoriser et stimuler leur créativité, le Café pédagogique (média associatif spécialisé en éducation) organise depuis onze ans le «forum des enseignants innovants». Sur un principe simple : réunir dans la même pièce 100 enseignants qui fourmillent d'imagination, et laisser faire. D'expérience, les idées fusent. Cette année, Libération coorganise le forum, avec ce souci de montrer ces enseignants qui donnent la pêche. Et intriguent aussi : comment donc leur viennent toutes ces idées ? Parfois, elles surgissent d'un coup, façon illumination. Comme cette prof d'histoire-géo d'Amiens, découragée par ses élèves qui piquent du nez quand elle aborde la guerre de 14. Elle en parle au petit dej à son mari, qui l'écoute d'une oreille et répond : «Oui, ils ont du mal à s'identifier.» Elle s'est alors entendue lui dire :«Il faudrait qu'ils vivent comme les poilus pour comprendre.» Tilt dans sa tête. Elle embarque sa classe dormir une nuit dans une tranchée. Sans sac de couchage, comme des poilus - on a testé, le souvenir est vif.

D'autres fois, les idées mettent des années à éclore. Lilia Ben Hamouda, directrice d'une école maternelle à Stains (Seine-Saint-Denis), est convaincue que son projet trouve ses racines dans son enfance. «Je devais avoir 6 ou 7 ans. J'ai un souvenir très net de mes copains de Sarcelles dont les parents ne parlaient pas bien le français et qui donc ne se sentaient pas à l'aise à l'école.» Depuis le début de sa carrière, elle s'acharne à construire des ponts avec les parents, convaincue que rien ne peut avancer sans leur confiance. «Tes élèves, tu ne les as que vingt-cinq heures par semaine. Si tu crois que tu peux faire sans parents…» Longtemps, elle a tâtonné. Des invitations à cuisiner, à danser… Peu osaient franchir les portes, intimidés ou méfiants. Jusqu'au jour où elle leur a proposé de chanter. Des comptines dans leur langue maternelle : en kabyle, tamoul, bengali, créole, chti… 65 parents sur les 200 fredonnent à tour de rôle dans les classes de son école. Les enfants sont fiers. Depuis, «beaucoup de choses sont plus fluides, les enfants rentrent plus dans les apprentissages».

D'autres profs jurent que les idées sont déjà là, dans la classe, «il suffit de les attraper au vol». Céline Souleille, instit dans un quartier au milieu des tours près de Bordeaux, a «rebondi» en entendant ses élèves se plaindre des déchets jetés partout dans le quartier. Opération ramassage et recyclage : avec les détritus, ils construisent une cabane au fond de la cour.

«Il n’y a pas de recette miracle»

Florence Castadot, prof de lettres, a elle aussi construit des cabanes… à poèmes. L'idée a été trouvée par terre, à la recherche d'un crayon perdu. «On était attablé pour monter une séance, et ma collègue était à quatre pattes sous le bureau à la recherche de son crayon. "Et si on changeait de lieu pour aussi changer de regard ?"» Les élèves construisent alors des cabanes avec des draps et des coussins dans le Centre de documentation et d'information. Et se chuchotent des poèmes avec des lampes torches, «comme on s'échange des secrets». Les gamins adorent. Fierté. «Mais il n'y a pas de recette miracle. Parfois cela part d'un petit déclencheur comme ça, de choses en apparence anodines.» Elle raconte cette période de doute quelque temps avant, au bout de dix ans d'ancienneté, la poussant à sortir de sa salle de classe. «Je perdais le sens, j'avais le sentiment de ne plus avoir cette capacité à enthousiasmer les élèves…» Florence Castadot cherche alors à «faire rentrer davantage de vie dans les cours».

Beaucoup d'enseignants innovants fonctionnent par paires, ou même par grappes. Même si cela ne protège pas toujours des coups de flip. Emilie Cassard, 39 ans, se revoit sur le tarmac, avec ses élèves d'IME (institut médicoéducatif), atteints de troubles autistiques importants. Le projet était ambitieux, lancé entre collègues, sur le mode «chiche ?» : embarquer des ados autistes hors de France, prendre l'avion pour la première fois de leur vie et découvrir la mer… Une semaine à Barcelone. «Je n'étais pas rassurée mais ça a marché. C'était fou. Fantastique quand j'y repense.»

Julien Léoni, qui carbure avec trois projets menés de front, se dope avec ces instants, «un peu magiques, quand tu vois que ça prend. Quand les élèves travaillent sans s’en rendre compte !» Dans sa classe en ce moment, ils sont en train de créer des cartes défis en écrivant des questions sur les différentes matières… Lydia Combaud, qui vient présenter son projet de battle en vocabulaire, dit à moitié en riant : «En fait, le seul problème, c’est qu’on ne peut plus s’arrêter.»