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Forum l'usine et le territoire: Tribune

Villes et industrie : le divorce est-il souhaitable ?

L'usine et le territoiredossier
L’éloignement n’évite pas tout danger, il faut plutôt se demander de quel type d’industrie nous avons réellement besoin. Une tribune de l’historien Thomas le Roux à l’occasion du Forum Libération «L’usine et le territoire».
(Flickr. Onnola. Berlin-Britz, Novembre 2015.)
par Thomas Le Roux, historien (CNRS)
publié le 25 novembre 2019 à 20h26

L’incendie de l’usine Lubrizol a ravivé le débat sur la coexistence de l’industrie et des zones d’habitation. Peu après l’accident, Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, a estimé qu’il fallait revoir les politiques d’implantation des usines classées Seveso pour les éloigner des villes, tandis que les voisins de ces établissements s’inquiètent à juste titre pour leur sécurité et leur santé. Mais pose-t-on la question dans les bons termes ? Ne serait-ce pas un moyen de détourner les esprits de la seule question qui vaille : pourquoi nos sociétés s’accommodent-elles de l’existence d’industries qui manipulent des substances dont on connaît la dangerosité ?

Historiquement, industrialisation et urbanisation sont allées de pair au XIXe siècle, lorsque les machines à vapeur supplantent les roues hydrauliques, sous l’œil bienveillant des hygiénistes acquis à l’industrialisme. L’énergie vapeur permet aux industriels de conquérir la ville, sa main-d’œuvre et ses marchés. Ville laborieuse, ville dangereuse : non seulement de ses ouvriers, dont les autorités craignent l’agitation sociale, mais aussi de ses explosions ou incendies des divers moteurs, fourneaux et autres gazomètres. Le réseau de chemin de fer, après les années 1860, concourt à une relocalisation partielle des usines aux marges urbaines, le long de nœuds des gares et échangeurs ferroviaires. Mais, dans un second mouvement, l’urbanisation rattrape ces sites pour constituer les banlieues ouvrières des années 1880-1960. La coexistence des ateliers et de l’habitat n’a pas que des inconvénients : elle limite les déplacements et crée des districts industriels urbains où la sociabilité peut être riche de convivialité, de proximité et de solidarités. Après 1960, l’automobile provoque un nouvel éloignement dans des zones industrielles désincarnées en lointaine périphérie urbaine, créant un flot de mouvements pendulaires toujours plus dispendieux en temps et énergie.

Ainsi, lorsqu’on le réclame, de quel éloignement parle-t-on ? Dans des zones périurbaines toujours plus vastes ? Dans des zones rurales ? En Asie ? Dans des déserts ? Chacune des possibilités offre son lot d’inconvénients et d’impacts environnementaux très lourds. Elle renforce notamment l’usage de la voiture, et commande en retour l’existence d’usines telle que Lubrizol, dont les émanations n’ont pas touché que le voisinage. L’éloignement n’évite donc pas tout danger, et la question pertinente serait plutôt de se demander de quel type d’industrie avons-nous réellement besoin. L’utilité sociale de l’industrie chimique dangereuse n’a jamais été démontrée, et le chantage à l’emploi cache souvent le manque d’imagination pour trouver des substituts et le manque de courage pour ordonner des interdictions nécessaires à la préservation de la santé publique. Industrie et ville referont bon ménage lorsque le tabou de la liberté industrielle, qui n’est vieux que de deux cents ans, sera levé et que la production découlera de priorités sociales, sanitaires et environnementales.

Thomas Le Roux est l'auteur de plusieurs ouvrages : Le laboratoire des pollutions industrielles, Albin Michel, 2011. La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l'âge industriel (avec François Jarrige), Paris, Le Seuil, 2017.