
Aujourd’hui, devant la propagation de la misère matérielle et symbolique, des fléaux sociaux du chômage et de la prolétarisation de masse, de l’explosion des inégalités sociales et des instabilités économiques, des désastres migratoires et des catastrophes écologiques, de la résurgence des oligarchies, de l’isolement des individus et de leur contrôle normatif, de la permanence des guerres locales, un diagnostic s’impose : ce paradigme échoue à rendre les peuples heureux et à assurer la paix sociale comme la concorde des nations. Les jeunes générations demandent des comptes. À leur insu, elles renouent avec les concepts de solidarité, d’interdépendance, de fraternité et d’obligation réciproque entre humains, de respect de la nature. Ils ne leur manquent que le mot de «solidarisme» pour retrouver les accents toniques d’un Léon Bourgeois avec ses «quasi-contrats» sociaux, à l’origine de lois de prévention sociale, d’assurances de secours mutuels, de justice fiscale, de dispensaires de santé et d’hygiène… comme d’une Société des Nations capable d’assurer la solidarité planétaire. Faudra-t-il que la Gauche redécouvre ce programme «solidariste» pour retrouver des couleurs ? Faudra-t-il que nos sociétés parviennent à réactualiser les débats du passé pour sauver le présent et réinventer l’avenir ?
Les jeunes générations qui manifestent pour le climat, les Gilets Jaunes qui réclament dignité et justice sociale, les travailleurs qui luttent pour la sauvegarde des services publics, ne le savent pas ou peut-être n’en ont-ils qu’une réminiscence obscure, mais ils sont les enfants de cette République Sociale et Démocratique qui plaçait la dette au cœur du lien social. Qu’on la nomme solidarité, fraternité ou justice sociale, cette valeur est la seule à même de réconcilier ces sœurs ennemies que sont la liberté et l’égalité. Dans son Appel aux Européens, Stefan Zweig leur propose une «désintoxication morale» : enseigner l’histoire des nations moins à partir des conquêtes militaires que sur les emprunts culturels et linguistiques de chacune envers les autres. Reconnaître ces dettes mutuelles deviendrait le ferment d’une paix durable. À l’inverse de cet appel humaniste, le néolibéralisme a fait de la concurrence entre les nations européennes pour le «moins-disant social» le fer de lance de leur unité. C’est pourquoi les peuples sont tentés de jeter le bébé de l’Europe avec l’eau du bain de son paradigme néolibéral. Peut-être ne savent-ils pas encore que le néolibéralisme est mort, épuisé d’avoir dénié les concepts de désir entre les humains et de dette anthropologique entre les générations ? La solidarité est l’adversaire le plus déterminé et le plus rigoureusement radical de ce paradigme en voie d’épuisement qu’est le néolibéralisme. À ce titre, il ne peut, comme la Sphinge mangeuse d’homme, que se précipiter dans l’abîme, à moins qu’il ne parvienne à nous entraîner dans le gouffre avec lui.
Derniers ouvrages parus de Roland Gori aux éditions Les Liens qui Libèrent : L’individu ingouvernable (2015), Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes (2017), La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron (2018).