Sociologue, Serge Paugam travaille sur les questions de solidarité et d’inégalités. Il nous explique les différentes formes d’entraide et ce qu’elles nous disent d’une société.
comment définir la solidarité ?
Il est difficile de se contenter d'une définition simple de la solidarité. Dans une société comme la nôtre, nous avons tendance à la considérer sous l'angle de la protection sociale. En France, le système des assurances sociales et de solidarité représente pour chaque individu une garantie face aux aléas de la vie. Constitué depuis la fin du XIXe siècle, ce «solidarisme» a construit nos institutions, en partant du principe que nous sommes tous des associés solidaires. Mais toutes les sociétés n'ont pas mis en place un tel système. En revanche, dans toutes les sociétés, la solidarité engage les individus dans des liens sociaux indissociables de différentes formes de morale. La solidarité qui s'exerce dans le cadre de la famille, par exemple, renvoie à la morale domestique : nous sommes engagés les uns envers les autres, les parents envers les enfants, les enfants envers les parents, à différents âges de la vie. La solidarité renvoie également à la morale associative : les individus peuvent choisir librement de s'associer en exprimant ainsi une volonté de construire ensemble. Aux Etats-Unis, il existe une vie très active des associations. Elles forment des communautés organisées pour faire face aux difficultés et notamment à l'origine, celles de l'immigration. Outre-Atlantique, on crée ainsi des associations dès qu'on en ressent le besoin, dans son quartier, son école. C'est là-bas une règle de vie, une habitude. Vient ensuite la solidarité qui relève de la morale professionnelle. En France, du fait des luttes sociales, 98 % des emplois sont couverts par des conventions collectives, défendues par des syndicats. En comparaison, aux Etats-Unis cela concerne uniquement 11 % des emplois. Enfin, la dernière sphère de la solidarité renvoie à la morale civique et repose sur le principe de l'égalité des citoyens et citoyennes, qui confère à toutes et à tous une protection et une reconnaissance fondées sur des droits.
Toutes les sociétés accordent donc plus ou moins d’importance à ces différentes solidarités ?
Ces quatre sphères sont présentes dans toutes les sociétés mais pas à la même échelle. Une société fait toujours des choix en termes de solidarité. Dans certaines, la morale civique est moins importante que celle domestique. Dans les régimes totalitaires, la morale civique se réduit à pas grand-chose : l’individu ne peut pas exprimer de droits personnels, d’opinions. Dans les pays nordiques, au contraire, on se réfère avant tout à cette logique de citoyenneté. On peut ainsi comparer les sociétés selon leur sphère de morale prédominante. Là où la morale domestique prévaut, celle civique est en général très faible.
En France, les solidarités sont-elles en pleine évolution ?
Les acquis socioprofessionnels français sont fragiles. Ils sont menacés par le néolibéralisme qui détricote le collectif. On introduit peu à peu un mode de fonctionnement qui contourne les acquis et précarise les emplois et les professions. Alors que la défiance des individus envers l’Etat s’accroît, des solutions alternatives fondées sur le volontariat associatif émergent ici ou là. Il faut garder une chose en tête : historiquement, les solidarités ont toujours été constituées par des luttes. Un mouvement comme celui des gilets jaunes souligne un besoin de reconquête de la part d’individus en manque de protection et de reconnaissance. Il témoigne d’un désir de justice sociale et fiscale. Le référendum d’initiative citoyenne, le RIC, révèle lui aussi cette appétence d’expression citoyenne et de démocratie directe. Les gilets jaunes exigent de reconsidérer la solidarité. Sur le plan symbolique, c’est un mouvement inattendu et innovant qui montre la vitalité de notre société. Il nous dit que l’histoire n’est jamais terminée.
Repenser la solidarité, sous la direction de Serge Paugam, 2011, PUF.