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Forum Instincts solidaires: compte-rendu

L’entraide, c’est la loi de la nature

Instincts solidairesdossier
Faire de la fragilité un moteur du progrès collectif, c’était l’enjeu du forum Instincts solidaires, organisé samedi par «Libération» à Kingersheim avec le Réseau APA.
Kingersheim, 30 novembre 2019. Forum Libération, insticts solidaires. Débat : "la fragilité : le grand impensé de nos sociétés ?" (Photo Pascal Bastien pour Libération)
par Maïté Darnault, Guillaume Krempp et Pascal Bastien
publié le 2 décembre 2019 à 18h21
(mis à jour le 3 décembre 2019 à 12h08)

S’aider, se soutenir, chacun à sa mesure, pour avancer ensemble. La solidarité, cet antidote à la fragilité humaine, doit être repensée à l’aune de nos sociétés vieillissantes, de la dépendance, de l’isolement qui interrogent notre capacité à vivre ensemble. Or, s’assurer de la bonne santé des uns et des autres, qu’elle soit physique ou psychique, n’est pas qu’une affaire individuelle : elle doit s’imposer comme un projet politique. Il s’agit d’adapter nos modes de gouvernance aux évolutions du corps social et définir de nouveaux paradigmes, de nouvelles méthodes. Une condition s’impose à cet apprentissage : oser envisager la fragilité, ne plus la maintenir loin des regards, mais en faire un moteur du progrès collectif. C’est cette réflexion qu’a portée, au fil de quatre débats, le forum organisé par Libération le 30 novembre à Kingersheim (Haut-Rhin) en partenariat avec le Réseau APA, acteur associatif non lucratif de l’économie sociale et solidaire.

«Intelligence collective»

La fraternité est l'un des piliers de notre République. Mais cet idéal peut-il être une injonction qui s'impose aux premiers cercles de la famille, du quartier, de l'association ? Comment réinventer la solidarité à l'échelle de l'Etat-nation ? Pour Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, l'entraide doit être un «objectif de l'action publique», il ne s'agit «pas seulement d'un supplément d'âme moral». «La loi du plus fort» doit céder à «la force et l'efficacité liées à la qualité et à la complémentarité des relations humaines, le respect de l'environnement, des organisations et des territoires», à une «intelligence collective» forte de ses «convictions partagées», souligne Denis Thomas, président du Réseau APA. Il faut, dit-il, «passer d'une société de biens à une société du lien».

D'où une indispensable innovation politique portée par les institutions et toutes les parties prenantes, un travail de proximité respectueux des mécanismes solidaires déjà existants. L'ancienne secrétaire d'Etat aux Solidarités, Marie-Anne Montchamp, regrette d'ailleurs un système de protection sociale préoccupé par sa seule solvabilité, «l'esprit d'entraide a pu disparaître au profit d'une logique assurantielle». Et Jo Spiegel, maire de Kingersheim et cofondateur de Place publique, ne se pense «pas seulement en pourvoyeur de services et d'équipements publics», mais comme un «animateur du processus de décision». Qui ne doit pas accroître les inégalités sociales, avertit Luc Broussy, spécialiste du vieillissement et président de France Silver Eco : «Il faut voir au-delà des bons sentiments, il existe aujourd'hui des assignés à l'entraide.» Les assistantes de vie, les aides à domicile sont «souvent des femmes de familles monoparentales, d'origine étrangère, qui gagnent le smic ou moins, ont des temps partiels subis plutôt que souhaités». Et n'oublions pas les aidants familiaux qui sont la cheville ouvrière de la solidarité. En France, ils sont aujourd'hui 11 millions, souligne Florence Leduc, présidente de l'Association française des aidants (AFA) : majoritairement des femmes, confrontées à un accident, au handicap ou à la maladie d'un proche, qui œuvrent bien souvent dans l'ombre. Cette invisibilité est propice à transformer notre société en «usine à fragilité», dénonce la responsable associative : malgré leur rôle indispensable, nombreux sont les aidants à finir épuisés et sans revenu après avoir quitté leur travail.

«Une réponse concrète»

Chez les chimpanzés, l'entraide n'est pas conditionnée à un lien de parenté, précise la primatologue Sabrina Krief, qui mène ses recherches en Ouganda. Les jeunes chimpanzés orphelins sont par exemple souvent pris en charge par un mâle adulte. Lorsqu'il s'agit de partager des ressources rares comme la viande, «il y a une chasse en coopération, le butin est partagé mais pas uniquement entre chasseurs et sans attente d'une rétribution en échange». S'appuyer les uns sur les autres pour former un tout plus fort, c'est aussi ce que font les arbres. L'ingénieur forestier Ernst Zürcher pointe une faculté de communication entre ces végétaux, une «perception mutuelle» opérée via les racines interconnectées, par émission chimique, électro-magnétique, acoustique ou par l'intermédiaire des champignons. Cette circulation de l'information implique également la faune vivant en forêt et participe au développement d'une forme d'intelligence collective.

A l'Inrap, Valérie Delattre, archéo-anthropologue, se penche sur les squelettes, «véritables cartes d'identité» des individus qui nous ont précédés. «Depuis que l'homme est homme, il y a des liens de solidarité», affirme-t-elle. Les os sont autant de marqueurs des soins prodigués aux malades, aux plus faibles. Trépanation, création d'appareillage, réduction de fracture : ces interventions attestent de l'existence d'une «chaîne de solidarités au service de la personne en situation de vulnérabilité».

La fragilité est un sujet dont s'emparent aussi les neurosciences. Longtemps, la mémoire a été envisagée de manière individuelle. Désormais, elle est liée à sa dimension collective, explique Francis Eustache, neuropsychologue et spécialiste d'imagerie cérébrale : «Ce lien est une réponse concrète : une personne à qui on est capable d'offrir un environnement sécurisant est déjà sur le chemin de la résilience.» Pour le médecin et chercheur en biologie Jean-Claude Ameisen, la fragilité constitue la caractéristique humaine par excellence. Il rappelle que l'homme se développe, après sa naissance, plus lentement que tout autre être vivant.

Cette vulnérabilité, souligne-t-il, «est aussi à l'origine de nos comportements les plus touchants, les plus nobles». L'entraide participe d'un «besoin vital», ajoute Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, titulaire de la chaire Humanités et Santé au Centre national des arts et métiers : «Il n'est pas seulement question de don et de contre-don : à partir du moment où les individus ne produisent pas de la solidarité, ils tombent malades, c'est une vérité clinicienne.» C'est ainsi que Wahida Kahloul, auxiliaire de vie sociale a décidé de transcender une blessure personnelle pour aller de l'avant : «Je voulais faire un métier où je pouvais aider». Malgré un salaire «qui n'est pas à la hauteur de ses efforts», la jeune femme poursuit son combat, appelant ses concitoyens à s'unir pour dénoncer des temps d'intervention trop courts auprès des plus fragiles, décidés par «ceux d'au-dessus, qui pensent qu'on peut lever une personne alitée, lui faire sa toilette et à manger en trente minutes». «Nous sommes devenus extrêmement performants en compétition, il est grand temps de le devenir en coopération», abonde Pierre Kammerer, directeur général du Réseau APA.

Sortir du silence

Et puis il y a les mots, les arts, la création pour renouer avec soi et les autres. Diagnostiqué autiste, Daniel Tammet a trouvé dans la poésie un moyen de vivre avec ce trouble qui l'a d'abord, enfant, «coupé du monde». Mais «l'autisme a ensuite été une force, une différence que j'ai portée à travers mes livres». Et le poète d'exhorter les plus fragiles à sortir du silence : «On a tous quelque chose de singulier à dire, il faut juste trouver les mots.» Si les mots peuvent être une arme, la littérature ne prescrit rien, rappelle l'écrivain argentin Alberto Manguel. Elle reste un «miroir» de ce que nous n'arrivons pas à formuler. Don Quichotte, Madame Bovary ou Alice au pays des merveilles sont, pour Alberto Manguel, autant de figures qui permettent à chacun d'entre nous de saisir notre humanité, «quand la société de consommation nous pousse à croire le contraire». C'est ce que poursuit aussi Isabelle Haeberlin, ancienne institutrice dans un quartier défavorisé, elle a fondé à Mulhouse l'association Epices, une école de cuisine qui «donne du courage et de l'envie aux mères de famille». Les arts sont un moyen de renouer avec cette confiance en soi, confirme Bernard Kudlak, cofondateur du cirque Plume. A 65 ans, l'artiste aime raconter son enfance prolétaire à Montbéliard et l'origine de sa compagnie. Le chemin de la création s'est ouvert à lui «grâce aux sorties organisées par l'intendant du lycée» : «J'ai voulu perpétuer cette solidarité en créant un théâtre où l'agrégé de mathématiques et mon grand-père immigré polonais se retrouveraient dans le public.» L'entraide, c'est tout cela : surmonter nos différences non pas pour les gommer, mais pour en faire une richesse collective, un remède à la solitude.

Et un grand merci aux étudiant du Cuej (Caroline Celle, Sarah Chopin, Heloïse Decarre, Marine Godelier, Marion Henriet, Thémïs Laporte, Loeiza Larvor, Julien Lecot, Nicolas Massol et Edwige Wamanisa) qui on travaillé avec Libération sur le forum. Leurs articles sont à retrouver dans la rubrique « Instincts solidaires ».