«Nous sommes devenus extrêmement performants en compétition, il est grand temps de le devenir en coopération.» Pierre Kammerer, directeur général du Réseau APA, résume ainsi cette journée de débats consacrée à l’entraide. Il se tourne vers l’écrivain Alberto Manguel et lui dit «les mots peuvent nous venir en aide pour changer de paradigme.»
Mais la littérature ne prescrit rien, rappelle l’auteur argentin. Dans un livre, le lecteur peut trouver «le miroir de quelque chose que nous n’arrivons pas à mettre en mots». Don Quichotte et son combat contre l’injustice, Madame Bovary et ses angoisses, Alice au pays des merveilles face à l’égoïsme du chapelier fou… Pour Alberto Manguel, ces personnages permettent avant tout de comprendre notre intelligence collective «quand la société de consommation nous pousse à croire le contraire.»
Comme la littérature, la cuisine peut donner des ailes. Ancienne institutrice en quartier défavorisé, Isabelle Haeberlin a fondé une école de cuisine en 2009. Dans son local mulhousien, elle s’engage avec des mères de famille et des adolescents du coin. «Les mamans marocaines font très bien la cuisine mais elles n’en sont plus fières, explique la présidente de l’association Epices, ça leur donnait du courage et de l’envie qu’une enseignante sache moins bien faire qu’eux.»
Le cirque facilite aussi cette confiance en soi car «c’est un espace marginal qui a cette fonction incroyable de ne pas qualifier socialement», explique Bernard Kudlak, cofondateur du cirque Plume. Pendant des décennies, l’artiste et sa compagnie ont simplement voulu montrer à leur public que «c’est possible. Au cirque, avec la création, tout est possible, on peut faire un quadruple salto avant d’attraper le trapèze, il faut juste voir à quelles conditions.» Bernard Kudlak évoque sa jeunesse dans le pays de Montbéliard «où un couvercle de plomb pesait sur les enfants de prolo de mon époque.» C’est grâce à un intendant de son lycée qu’il trouve l’énergie de lancer sa compagnie. «Le chemin du théâtre s’ouvrait à moi grâce aux sorties organisées par l’intendant. Puis j’ai voulu perpétuer cette solidarité en créant un théâtre où l’agrégé de mathématique et mon grand-père immigré polonais se retrouveraient dans le public.»
Dans le public, un spectateur exprime sa crainte de voir l’entraide devenir une injonction du pouvoir politique : «Laissons la solidarité rester un instinct non pas humain mais animal.» L’écrivain argentin fronce les sourcils avant de répondre : «L’homme est un animal politique. Il est impossible de ne pas faire de politique. Le lien entre la solidarité et la culture, c’est prendre conscience qu’on est ensemble. Dans le livre de Jules Verne, le capitaine Nemo dit en agonisant «Je meurs d’avoir cru qu’on pouvait vivre seul». «Nous mourrons aussi si nous croyons que nous pouvons vivre tout seul.»